En 2019, Alexia Antuofermo et Christopher A. K. Gellert ont créé le collectif Tramages, dans lequel par la suite est entrée Chloé Devis. Ce collectif est l’auteur d’un projet en cours auquel la revue Fragile s’intéresse aujourd’hui et dont elle suivra l’accomplissement dans les mois qui viennent : Les Visitaïres du futur.
(Pour répondre à un souhait du collectif, j’ai recouru, de façon partielle cependant, à l’orthographe inclusive. Merci à Christopher.)
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Les Visitaïres du futur.
Les membres du collectif Tramages ont imaginé un jeu de rôle: ils sont des ambassadeur.drice.s de l’année 3020 en visite dans notre aujourd’hui et ils ont proposé aux habitants du quartier de La Chapelle dans le nord-est de Paris des ateliers pour imaginer des fragments de ce que pourrait devenir leur quartier en 3020. En effet, de grands travaux d’aménagement de l’espace public ont été décidés dans le nord-est parisien : construction de logements, de bureaux, d’une école, d’un parc de 6,5 ha, d’un campus universitaire destiné à accueillir 3500 étudiants. Plusieurs consultations des habitants actuels ont été réalisées par la mairie et les promoteurs.
« Toutefois, explique le collectif, les travaux en cours qui amélioreront à bien des égards la qualité de vie dans le quartier et qui sont conçus afin de répondre aux urgences climatiques posent question dans la mesure où ils risquent d’entraîner le déplacement des personnes qui n’auront plus les moyens d’y vivre. Ce qui nous a particulièrement impressionnés quand nous avons commencé à travailler dans le quartier, c’était le foisonnement d’actions associatives et solidaires de la part des habitant·e·s, qui sont aussi à risque en raison de ces transformations. On peut citer notamment une distribution d’un petit-déjeuner quotidien qui a commencé il y a environ cinq ans au moment des campements de migrants à l’initiative des riverain·e·s et qui continue aujourd’hui, Les P’tits Déj’s Solidaires. Cela ne veut pas dire que la cohabitation est facile – certain·e·s résident·e·s hésitent à emmener jouer leurs enfants dans les parcs à cause de la présence de dealers, ou simplement pour ne pas être confronté.e.s à la misère.
Mais des solutions ont été proposées par la communauté impliquée, actions qui sont aussi soutenues par la mairie qui a donné une cabane -après des longues négociations sur son emplacement – aux Petits-Déjeuners. Les transformations en cours proposées par la mairie tentent d’embellir le quartier et de répondre à des problématiques urgentes et difficiles – auxquelles elle ne peut répondre qu’en partie parce que ces problématiques sont aussi nationales et européennes, comme la migration. Mais si ces décisions sur le réaménagement urbain sont prises en collaboration avec les personnes concernées, elles sont nécessairement surplombantes du fait que les décisions sont prises par une structure hiérarchique, bien que démocratique. Nous essayons de trouver notre place dans cet écosystème urbain et de comprendre comment ces transformations proposées par les pouvoirs publics et soutenues par des entrepreneurs à leur profit (y compris l’aile immobilière de la SNCF) dialoguent avec les actions qui surgissent directement de la part des habitant·e·s et d’imaginer comment ces actions en cours s’inscrivent dans un futur proche et lointain. Il nous semble important de noter que nous aussi sommes soutenu·e·s et accompagné·e·s par la mairie du 18e et du 19e dans notre démarche. Nous espérons que la prise de conscience de ces transformations permettra d’infléchir leurs trajectoires et d’ouvrir l’espace aux avenirs que nous souhaitons vivre.
La nature spéculative de cette enquête permet aux membres de Tramages de se projeter dans l’avenir afin de sortir d’une sorte d’impasse qui nous conduit parfois à choisir entre deux choix – comme si il n’y en avait que deux – et formatent nos questions et réponses sur un mode binaire : pour des écoquartiers, ou, contre les exilé·e·s, par exemple. Nous travaillons en collaboration avec les habitant·e·s, les acteur·trice·s sociaux·ciales, et les pouvoirs publics afin d’invoquer des avenirs “que nous souhaitons vivre” dans nos esprits pour qu’ils puissent devenir matériels et incorporés dans nos milieux et nos habitats. Plus nous avançons dans cette enquête, plus cette complexité se révèle et prend forme. »
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Les ateliers
Le collectif a donc conçu des ateliers afin que les gens imaginent l’avenir du quartier. Dans l’atelier destiné aux enfants, ceux-ci se choisiront des rôles, bâtisseur.sseuse de cabanes, cuisinier.ière, sorcier.ière, docteur.toresse, magicien.ienne, cultivateur.trice, messager.ère etc. et inventeront les règles et les mœurs de cette micro-société qu’ils formeront. Ils inventeront des scènes de leur vie quotidienne et des rituels et se photographieront les uns les autres dans l’incarnation de leurs personnages. L’atelier destiné aux adultes part de l’idée que, partout et depuis toujours dans le monde, en temps de troubles, les chaman.e.s négocient avec les dieux et les démons afin de faire advenir de nouveaux équilibres. Les participant.e.s ont été invité.e.s à s’inspirer de leur vécu pour incarner un.e chaman.e et transmettre sous une forme ou une autre quelque chose aux générations futures.
« Nous avons animé deux premiers ateliers destinés à un public adulte au centre culturel et social Rosa-Parks, l’un à la mi-décembre 2020 et l’autre au début de janvier 2021. Nous avons intitulé le premier Quel chamane es-tu ? Et le deuxième La consultation des oracles. »
L’atelier Chamane a réuni quatre participants, des gens qui fréquentent le centre culturel et aiment participer à ses activités, des adultes d’un certain âge. D’abord, le collectif a suscité un échange autour de documents et de photos de chaman.e.s, au cours duquel s’est dégagée l’idée qu’un.e chaman.e est quelqu’un qui fait le lien entre le passé et l’avenir, qu’il relie le monde réel au monde surnaturel et qu’il est doté d’une sagesse, comme les participant.e.s eux.elles-mêmes pouvaient l’être du fait de leur âge.
A travers ces activités, les gens étaient invités à endosser leur rôle de passeur.euse.s, comme les chamanes toltèques, les nahuals, qui s’appuient sur le passage par le présent entre passé et futur, entre le connu et l’inconnu. Dans cette culture les chamans accompagnent les personnes dans la guérison de leurs peurs et leur développement personnel par les gestes et les mots. Pour le collectif Tramages, les arts et les écritures sont des formes de magie qui permettent d’ouvrir des espaces entre nous, les esprits et les êtres qui nous entourent et nous accompagnent — ces pratiques permettent aussi aux Visitaïres de voyager dans le temps.
Dans la seconde partie de l’atelier, les artistes les ont invités à se créer un personnage de chaman·e à l’aide d’accessoires qu’ils avaient apportés et d’éléments naturels qu’ils pouvaient trouver dans le jardin du centre Rosa-Parks. Ils les ont aussi invités à inventer une action rituelle qu’accomplirait le chamane qu’ils allaient imaginer. Une femme a ainsi créé un autel avec divers objets trouvés, une autre a accompli un rite en soufflant sur du curcuma versé dans sa main, un homme en accompli un autre en brûlant des feuilles de papier sur la terre.
Trois semaines plus tard, l’atelier Oracles a réuni quatre participants dont deux n’avaient pas participé à l’atelier Chamane, ce qui ne les a pas empêchés de participer avec énergie aux activités proposées. L’atelier a eu lieu dans une des salles du centre Rosa Parks et il s’agissait non plus de faire avec son corps mais d’écrire: des invocations, des souhaits, des phrases pouvant s’inscrire dans une sorte de rituel, à partir des photos qui avaient été prises lors du premier atelier. La séance a débuté par une lecture collective de poèmes tirés du recueil Une comète de Françoise Graveline, puis ceux qui avaient participé au premier atelier se sont inspirés des photos et du souvenir de ce qu’ils avaient fait eux-mêmes pour rédiger un texte, les deux autres ont été inspirés par ce qu’ils voyaient sur les photos.
La première activité a consisté à écrire sur de grandes feuilles fixées sur des trépieds sur lesquelles étaient projetées des photographies prises lors du premier atelier : les personnes se levaient et écrivaient la phrase que ces photographies leur inspiraient à l’aide d’un marqueur sur l’image et sur ses marges. La deuxième activité s’est réalisée sur table : chacun.e choisissait des photographies de l’atelier Chamane dans un ensemble qui était proposé, les disposait dans un certain ordre, et posait par-dessus une feuille de papier calque sur laquelle il.elle écrivait ses phrases. A la fin de l’atelier, les participants sont partis en laissant leurs travaux en vue d’une exposition mais en emportant les tirages qu’ils n’avaient pas utilisés.
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D’une activité à l’autre, l’ambiance n’était pas la même. En effet, la première s’est déroulée dans l’obscurité avec l’éclairage du projecteur, les gens se levaient pour aller écrire et échangeaient des commentaires et des remarques à cette occasion : cela ressemblait à une veillée autour d’un feu, alors que dans la seconde activité chacun.e, travaillant en pleine lumière, était plutôt concentré.e sur les images qu’il.elle avait sous les yeux et absorbé.e dans une création personnelle.
Le collectif Tramages
Alexia Antuofermo est une artiste plasticienne française. Elle a étudié les arts plastiques à la Sorbonne ainsi qu’à l’université de New York. Elle s’intéresse à la terre à la fois comme matière et comme territoire habité, et à l’écriture. Elle aime inventer des écritures terrestres proches de la poésie concrète, qui fait du poème un objet à regarder aussi bien qu’à lire. Elle aime aussi recueillir les récits que peuvent faire les gens sur les lieux qu’ils habitent.
Chloé Devis est une photographe et une autrice. Elle aime faire dialoguer ses images avec d’autres formes d’expression, l’écriture en particulier, mais aussi avec des matériaux existants, archives, objets trouvés…qu’elle se réapproprie. Ses questionnements portent sur le lien intime et collectif avec le territoire de provenance ou d’adoption, qu’elle explore notamment au travers de son quartier et de son histoire familiale.
Christopher Alexander Kostritsky Gellert est un poète et plasticien natif de l’Ohio. Bénéficiant d’un échange universitaire, ille s’est installé à Paris en 2012. Très tôt intéressé par la problématique de la valeur de la littérature et des arts dans une société dominée par la recherche du profit, ille a conçu un projet intitulé Pourquoi lisons-nous? Ille interrogeait des ami.e.s et des inconnu.e.s sur la manière dont la littérature les accompagnait. Ce projet a donné naissance à un cycle de conférences et de débats à l’université.
Les Visitaïres du Futur
(A suivre)
Photos © Tramages et Chloé Devis
Photos par Chloé Devis,
dernière image par Alexia Antuofermo.