Comment faites-vous, Christine, pour composer avec les sons ?

Comme je vous l’ai dit, Pierre, les sons me sont inspirés par les lectures que je fais ou par les sensations qui me viennent lorsque je me promène dans les lieux. Ensuite, il y a une phase de nettoyage. Comme au cinéma il y a une opération de dérushage, qui consiste à sélectionner les prises. Ce pré-montage permet aussi de mieux rythmer une séquence, de lui ajouter de la surprise. Ensuite intervient un procédé fondamental : la classification des sons. J’ai mis au point petit à petit une méthode qui consiste à nommer un objet sonore avec plusieurs entrées.

Dans le logiciel que j’utilise les sons sont classés par ordre alphabétique, en liste. C’est donc la première entrée. Pour les Eaux mêlées, j’ai recouru à des mots thèmes : amphibien, borborygmes (les oiseaux marins semblent souvent parler), furtif, grains, hydro, liquide, spongieux, tectonique, vase, flottements, flocons, etc. Une deuxième entrée consiste à décrire le caractère poétique ou la sensation de l’objet sonore : gicle, mystérieux, déchire, colle, flotte, chute etc. La troisième entrée souvent nomme la source.

La quatrième entrée utilise le vocabulaire mis au point par Pierre Schaeffer pour décrire le sonore, ce qu’on appelle la typologie-morphologie qui propose des critères sonores qui aideront à la composition par association de critères. Par exemple le grain en est un, « microstructure de la matière du son. La perception du grain globalise, sous forme qualitative des microphénomènes dans le détail de l’entretien du son ». Cette nomenclature par entrée me permet d’organiser ma sonothèque spécifique à cette pièce et d’y retrouver assez vite les sons dont j’ai besoin grâce à l’outil « rechercher ». Le mot floc, limon trouvé dans les livres pour décrire la vase m’a orientée vers le mot-thème grains, particules que, d’une part, j’ai relié, à cause de la sédimentation de la vase, au mot-thème chute et qui, d’autre part, m’a fait créer un nouveau thème, celui de suspension. Pour les forces de cisaillements, j’ai utilisé des sons du percussionniste Lê Quan Ninh qui a joué en direct in situ lors de la journée de création. Il m’avait envoyé des sons sublimes d’éraflures sur une peau de grosse caisse. Les noms des sons ou séquences joués par d’autres personnes contiennent leurs initiales en majuscule.

C’est ainsi qu’en nommant et en tissant des liens d’un mot à l’autre, en me fondant sur des images et des sensations suggérées ou vécues, je rentre dans le processus de composition. Peu à peu de grandes parties m’apparaissent. Par exemple, lors d’une de mes promenades sur le bord de mer, j’ai vu des oiseaux à ventre blanc et au dos gris, des bécasseaux sanderling, qui courent inlassablement à toute allure sur la plage en suivant les vagues de la mer qui se retire : cette vision m’a donné une sensation d’énergie très forte, sur laquelle j’ai voulu commencé ma pièce sur ces eaux mêlées de terre, de sable et de sel qui sont aussi pleines de puissance.

J’ai alors construit une partie qui associe des bruits de vague, des cris d’oiseaux de mer, des bruits furtifs évoquant la course des bécasseaux sur le sable, ainsi qu’un battement grave exprimant les puissances conjuguées de la mer et de la terre.

Les bécasseaux Sanderling (6’12)

Et pour la fin ?

Lors de ma résidence au Logelloù, j’ai assisté à un orage sur l’estuaire, qui a produit une phénomène sonore particulier. En effet, avant l’orage, vous entendez les oiseaux qui crient, puis dès que l’orage commence, les oiseaux se taisent, ensuite les grondements du tonnerre se font plus proches et plus forts. Cela forme une séquence en gros déjà construite, non par l’homme mais par la nature, qui a servi de base à ma quatrième et dernière partie. Pour l’orage, donné par Marc Namblard, je l’ai accompagné de bruits d’éruptions volcaniques et de lave qui coule, c’est-à-dire de catastrophe naturelle et de terre liquide. Et la coda de cette dernière partie joue sur un contraste : elle est formée de bruits de pas très dessinés dans une lave visqueuse comme si un personnage avait survécu à la catastrophe…

Les oiseaux de l’orage (10’20)

En fait, derrière ce que les auditeurs entendent, il y a des histoires que je me raconte, toutes suggérées par le lieu et qui assurent la cohérence de la pièce musicale. Et d’ailleurs, les gens sentent qu’il y a une histoire qui se raconte, faite d’événements qui surgissent et de contrastes. Je m’en suis aperçu lors d’échanges après les concerts. Les auditeurs ne se représentent rien de précis, mais ils sentent qu’il y a un déroulement d’actions diverses, une sorte de dramaturgie sous-jacente. Arthur Rimbaud conclut son poème intitulé Parade par cette phrase : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage.» (Les Illuminations). Il y a de ça dans ma manière de composer.

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Christine Groult

Christine Groult

Christine Groult compose de la musique électroacoustique. Elle s'est formée dans les années 1970 au GRM (Groupe de recherches musicales) alors dirigé par Pierre Schaeffer, au conservatoire expérimental de Pantin ainsi qu'au département de musicologie de la Sorbonne. Entre 1990 et 2015, elle a enseigné la composition électroacoustique au conservatoire de Pantin. Son œuvre compte une cinquantaine de pièces, destinées au concert, à la radio, à la danse, au théâtre, au cinéma, ainsi qu'à des expositions diverses.

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    Un Commentaire

    • Laure-Anne dit :

      Très belles compositions sonores ; merci aussi pour la clarté et la modestie de la démarche explicative.

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