Trois bleus verticaux sous lame- Photo.
Lecture 1
D’où vient la beauté de cette capture au microscope ? Car il n’est pas indu de constater que, si ce qu’on voit a un sens au regard de la mise en ordre du monde par la raison – ce que confirmeront ou démentiront les scientifiques chargés de l’étudier -, ce sens ne nous apparaît pas avec l’évidence que les Anciens donnaient au nombre d’or, ni avec celle de cet ordre cosmique qui, les nuits d’été, nous fait nous aplatir de bonheur, échine au sol, quand les constellations dessinent des figures où se cachent des myriades de récits, de paroles humaines structurant à leur façon les mille histoires de l’Histoire ; quand, en même temps, elles trouent le noir désespérant de la nuit et des espaces infinis de lumières, déjà finies dans le temps mais pas dans notre ciel.
Mais cette beauté-là, grossie et révélée, ou née du grossissement, ces taches de plusieurs bleus fournies pourtant elles aussi par quelque chose de la nature, ce quelque chose fût-il passé par les mains de l’homme, ne peut être rapportée à la beauté précédente, à la fois ordonnée et consolante, cette fenêtre ouverte sur les questions de principe et de fin dernière. Non, elle n’est pas raisonnable, et j’irais jusqu’à dire qu’elle est inhumaine, tant elle est mutique. Mutique, et hors du temps, sauf le respect de l’historien qui ne manquera pas d’en dire quelque chose digne de s’y inscrire, et donc de s’ancrer dans la chair humaine, sédimentée dans l’histoire de toutes les autres personnes, de tous les quelqu’un et une disparus.
Et notre effort pour informer cette beauté-là, que l’on peut bien essayer de rapporter à une verticalité et à une tension maladroite vers le parallélisme de trois bandes de bleu mitées en accrocs maladroits finalement déconfites, cet effort-là n’en peut mais.
Il nous faut donc aller au plus humble de notre perception et de nos émotions, au plus à ras de la chimie qui les déclenche, la couleur du matériau tressée dans sa densité : la partie épaisse et sombre de matière sur la droite de l’image, fourrure peut-être minérale d’un bleu à l’outremer outré, s’amincit, on la voit se diluer progressivement, aile brisée, jusqu’à paraître une dentelle incertaine mais encore si profondément bleue, où vient alors mordre la plus fine et limpide dilution de la couleur, et c’est elle enfin qui nous autorise à plonger sans angoisse dans la pensée épique de grandes eaux claires, lacs ou mers de nos voyages imaginaires, de notre bain originel.
Toujours, donc, faut-il qu’un ordre, de mots au moins, nous rattrape ?
Pourtant ici, il n’est pas jusqu’au sens de lecture de ces bandes verticales qui ne déjoue cette tentation, ce désir que la beauté soit un récit possible de notre monde : dans cette photo, c’est de droite à gauche que la dilution, l’affinement se produit, que la désécriture veut s’imposer dans ce qui, du moins en occident, est notre code.
La beauté, c’est donc aussi ce qui nous tord le bras et déjoue nos attentes, à en faire mal, parfois, mais qui nous attend aussi, nous et nos récits intimes, les défaisant sans cesse, les projetant ailleurs, à contrordre et à contresens ; c’est elle qui nous ouvre les bras et l’âme en nous ouvrant les yeux.
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Lecture 2
Cultivez -vous en trois minutes chrono sur youtube.
Webinaire live par Edgar-Louis Babritzk, PHD student invité à l’Université du Salento, Italia, Puglie, avec l’aimable autorisation du Professore Rettore Vincenzo Zarra.
Concernant les recherches sur le fragment 62 (photo projetée tout à l’heure) du site étudié dans la vidéo précédente, le gros de mon travail s’est trouvé considérablement allégé par les analyses de mon collègue chimiste, qui ont montré qu’entre les lames du microscope où se trouvait l’échantillon dit « aux bandes bleues », on avait affaire à des pigments minéraux de dilutions diverses, prélevés sur ce qui s’est avéré être un morceau de bois dont on peut affirmer sans beaucoup de présomption qu’il s’agissait sans doute de la palette d’un peintre.
En effet, attendu que ce fragment a été trouvé dans les soubassements du baptistère de Santa Rosalina della Pietà, situé dans le village éponyme au cœur des Pouilles, que ce bleu s’avère être un mélange unique de cobalt, de lapis-lazuli et d’azurite broyés, qu’on y a décelé des protéines d’albumine et de l’amidon dans la partie épaisse (à droite sur le schéma que voici) de moins en moins denses en allant vers les parties les plus claires où la dilution s’est à l’évidence faite avec de plus en plus d’eau, on peut affirmer qu’il s’agit bien du mélange qui a servi à composer les différentes parties du ciel étoilé dans la fresque du Jugement Dernier sur la voûte du baptistère de l’église en question et sur la composition duquel il était difficile de se prononcer sans prélèvements dommageables pour cette œuvre très fragile. Si cela n’éclaire en rien le bizarre voisinage d’une génésique cuve baptismale avec un ciel radical des fins dernières, on peut du moins se dire que ce ciel métaphysique n’a pas surgi du néant mais de pierre, d’eau, et d’œuf, et que l’alpha et l’oméga s’y tiennent ainsi par la barbichette.
S’il nous restait donc de sérieuses questions sur la paternité de l’œuvre en question- car de maternité picturale, à cette époque, point n’en était encore de reconnue, et je le déplore – je me réjouis de pouvoir affirmer désormais, au regard de cette observation et de la présence, de surcroît, de petits grains de granit dans la partie matiérée de ces bandes sur bois, qu’on peut désormais attribuer cette fresque avec une quasi certitude à Gueritanio d’Olivieri, attesté une fois par Vasari comme élève à l’atelier de Giotto, et signalé pour s’être distingué du maître par le travail sur les jeux de dilution de ce mélange de pigments rarissimes et de petits graviers. L’artiste, bien que n’ayant pas en principe laissé de trace certifiable de son exercice jusqu’à ce jour dans cette partie de l’Italie au Trecento (et rien de beaucoup plus sûr ailleurs, me direz-vous) y a logiquement séjourné un temps, contre toute opinion reçue jusqu’à cette découverte, pour honorer cette commande.
Il y a donc produit ce pur chef-d’œuvre contemplatif sur le temps et l’éternité, encore confidentiel hélas, et de ce fait si menacé de ruine et de déréliction…
Je m’émouvais, fébrile et suant, de vous le dévoiler en ce moment-même, au lieu de quoi je dois, à mon grand dam, vous laisser au seul souvenir imaginaire de ces trois bandes d’incroyables bleus : car j’ai le regret de vous dire, l’anosmie du virtuel ne vous y ayant pas préparés, que mon triple propre-à-rien de rétroprojecteur, indifférent aux apocalypses du Trecento et à votre probable déception, vient d’émettre une minable puanteur anthropocène… Popularité internet foudroyée, violente décharge bras gauche, lampe grillée.
Connexion internet interrompue. Fatal error…
[Photo du titre: courtoisie Olivier Guéritaine.]
A chacun ses objets de réjouissance et ses modes de jouissance ! Si seulement l’excitation de la découverte scientifique s’accompagnait toujours d’autant d’humour !…
Sinon, oui, la beauté nous ouvre l’âme en nous ouvrant les yeux. Peut-être aussi que, réciproquement, le regard – ou l’âme à fleur de regard – fait naître la beauté – en ce qu’il nous la fait (re)connaître.
Maintenant, dans une rubrique intitulée « L’oeil », la question est bien celle que tu poses, Laure- Anne : « Toujours, donc, faut-il qu’un ordre, de mots au moins, nous rattrape ? » Toute image doit-elle devenir littérature, récit ou discours scientifique ? Est-il donc impossible que la beauté demeure intacte ?
Voir ma réponse dans le commentaire suivant sur le même article. Merci de poursuivre ce nourrissant échange.
La beauté est sans doute encore bien plus qu’une image, et c’est ce que la mise en mots s’efforce de rendre compte, je suppose. Les trois bleus verticaux sont sous l’âme, aussi.
Mon propos est sans doute celui du partage: comment garder pour soi la beauté, incluant celle de la chose comprise ? Comme il n’est pas possible de partager sa vision, son savoir, ou son émotion comme on partagerait des tranches de mandarine, de la main à la main, de l’oeil à l’oeil, il y a les mots et l’ordre de la langue que l’on s’efforce de subvertir pour ne pas enfermer la chose admirée ; et il s’agit plutôt de dire voici ce que je vois et ce que cela me fait, nonobstant l’objectivité de l’objet (pour parler très laidement de ce que je nomme aussi l’indifférence de la nature ou de la chose belle).
Et j’essaie de te tendre cette vision, sans doute dans l’espoir d’étendre la tienne, qui pourrait m’être donnée à goûter en retour, et ainsi de suite , sans jamais se leurrer sur la possibilité d’épuiser l’objet ni sa beauté ou ses virtualités.
Cela me fait penser aux 99 noms de Dieu dans l’Islam ou le refus de le nommer dans le judaïsme, qui au fond, traitent aux deux extrêmes l’exigence de chercher sans fin sans prétendre épuiser.
Il y a aussi, (cela m’est plus personnel, à cause de l’infirmité de ma mémoire visuelle, )le besoin de faire mémoire de l’impact de la vision sur l’âme, la sensibilité, l’intelligence, d’en garder quelque chose, nourriture pour faire grandir, autoriser autre chose, ou simple consolation, car la beauté et son souvenir console, tout comme d’ailleurs la compréhension plus ou moins ordonnée de fragments du monde.
Et pour répondre à ta dernière question, une autre question : pourquoi penses-tu que le regard et les mots qu’il génère ne laisse pas la beauté intacte ? La beauté est indifférente, on pense à Baudelaire, et des milliers de visiteurs pourront regarder La Joconde, à moins d’y coller leurs doigts et leurs flashes, ils ne l’abimeront pas et n’enlèveront rien à l’effet de rencontre possible du visiteur suivant…si biais déceptif il y a, il lui viendra de ses lectures ou échanges, ou de ce qu’il croit savoir, mais il reste libre à lui de donner d’autres mots plus appropriés à cette rencontre ou de la laisser au silence de l’oubli.
Merci pour ces belles et profondes réflexions. Dans le contexte marin, ces textes ensemble m’évoquent la phrase attribuée à Newton (attribution juste ou non, je ne sais, mais la phrase est si belle et émouvante)
« Je me suis comporté comme un enfant jouant sur le bord de la mer et qui s’est amusé à chercher de temps en temps un galet plus lisse que les autres et un coquillage plus joli qu’à l’ordinaire, tandis que le grand océan de vérité s’exposait à moi entièrement inconnu ».
Oui, une invitation à la joie enfantine du peu mieux que rien et des infinis possibles que laisse l’humilité ! Merci du beau rapprochement, très cosmique, lui aussi.
« Laisser la beauté intacte » était en effet un raccourci d’expression, qui ne visait pas la beauté en tant que telle, mais plutôt sa perception et la plénitude qu’elle nous procure. En guise d’explication, voici une réflexion de Christian Bobin : « C’est un étrange métier que celui d’écrire parce que c’est moins un métier qu’un état et moins un état que l’espérance de cet état de plénitude qui, si nous pouvions l’atteindre et y demeurer indéfiniment, nous dispenserait d’écrire. »
Ecrire, dans sa dimension « sauvegarder » et aussi « traduire en mots l’ineffable », porte intrinsèquement et nativement la trace d’une faiblesse, d’une limite – peut-être. Mais il est vrai aussi que dans sa dimension « partager » ou « dévoiler la part non visible, non visuelle, du beau », l’écriture est irremplaçable.
Voilà, tout ceci, très maladroit, était déclenché par ta question « Toujours, donc, faut-il qu’un ordre, de mots au moins, nous rattrape ? »
Je dirais bien oui, en effet, voir infra ma réponse à Jacqueline L’Hévéder!
Je peux facilement faire corps avec la beauté de ces trois bleus par les sens, les émotions dans un embrassement, un embrasement?) fusionnel nourricier.
Mais dès que je veux le dire afin de le partager, mes mots prennent le pouvoir, gorgés de leurs substances propres qui ajoutent une somme à la beauté, la décryptant, la brodant dans une abondance de significations. La fragmentation qui a lieu est à la fois enrichissante et appauvrissante.
Qu’ auraient fait de ces tâches bleues Nerval, Mallarmé en leurs fulgurances, Jaccotet en ses rêveries qui ondulent du simple au complexe.
La liste n’est pas exhaustive.
Bravo pour les échanges précédents.
Pour approfondir la chose, je ne suis même pas sûre que notre perception « fusionnelle » initiale si intense soit-elle, soit elle-même si « intacte » que cela de notre histoire, de notre apprentissage du beau, de notre histoire avec les contacts, les ambiances sonores, les couleurs, toutes ces expériences déjà moulinées par notre chair et notre mémoire (quel extraordinaire amplificateur de l’admiration, par ajout en quelque sorte, qu’une précédente expérience émotionnellement forte de qq ch d’ « analogue »), sans parler de nos lectures (est-on jamais pareil après le petit pan de mur jaune, par ex ?) chacune enrichissant l’autre agrandissant nos yeux et nos sens et notre capacité à admirer.
Seul le tout petit enfant dont aucune parole n’aurait encouragé le regard et qui découvrirait, par ex, un clair de lune sans commentaire pourrait être proche de cette « nativeté » de la beauté. Mais alors comment croire qu’il ne chercherait pas par des essais de mots , voire des cris de joie ou des cris du corps, à partager son bonheur, à dilater l’expérience et celle de ses proches.
Il n’ y a pas que l’alpha et l’omega qui « se tiennent par la barbichette », il y aussi dans ton texte Laure Anne, la matière (les matériaux) et le ciel étoilé qui apparait en creux. Il ne m’en faut pas plus (obsession personnelle sans doute) pour évoquer la poétique de Ponge : ce sont dans les choses les plus humbles (ici celles taches verticales) que vient nicher la poésie du ciel (autrement dit sous la lame il y a l’âme) et je ne peux en lisant ta chute pleine d’humour m’empêcher de penser à sa formule « tout a lieu en lieu obscène »
Oui je crois qu’il a raison, ce cher Francis, et que les lieux « sous la scène » sont ce que nos mots, notre langue cherchent, pour nous rafraîchir l’âme comme des bleus sous la lame. Merci de cet éclairage !
Oui certes, il n’empêche que cette fusion bien que constellée de réminiscences est fracturée par la mise en mots. Et l’état de quasi méditation hypnotique que l’on peut vivre en pénétrant dans la matière sans pensées parasites est réellement jouissif, on Est ce qui est vu..
C’est magnifique que ton texte qui est déjà le relais d’une approche soit réinterprété par chacun avec une grille de décryptage propre…
Puisque vous me faites l’honneur de référer vous à mon autorité, je voudrais signaler un manuscrit peu connu référencé dans le fonds Vasari de la bibliotèque universitaire du Salento sous la cote SAL-VAS-5387. Il s’agit d’un feuillet récemment retrouvé de Le Vite. Peut-être il pourra jeter quelque précision sur le fragment 62 de la Fresque du Jugement dernier du baptistère de Santa Rosalina.
Pr. Rett. Vincenzo Zarra, Univ. du Salento, Puglie.
Au tournant du siècle 13, Ambrogiotto, précédé de son immense réputation, ouvre son atelier où il reçoit des apprentis de la Toscane, de l’Ombrie ainsi que de la Vénétie-Julienne. La plupart de ces apprentis aimaient à imiter le maître et ramasser dans les cours d’eau des cailloux et de petits bâtons flottés pour en tirer par l’observation des formes de fantasmagories qui excitaient leur imagination et qu’ils s’employaient ensuite à dessiner. L’un de ces apprentis venait de la province de Pordenone où la rivière locale, la Cosa, offrait quantité de ces reliques. D’ailleurs, les mosaïstes de Spilimbergo y puisaient d’ailleurs aussi les tesselles nécessaires à leur art. Cet élève, Gueritanio d’Olivieri, avait rapporté de la Cosa de pleines sacoches de ces graviers. Le Bondone s’y intéressa, car il menait alors des recherches sur la meilleure façon de combiner et arranger les pigments. Or il se trouva que Francesco, le fils cadet du Bondone, avait au séminaire rencontré le futur prieur de Santa Rosalina de la Pietà, le père Andrea Bellatorre da Castel-Gomberto. Francesco Bondone proposa à son ami de faire entreprendre pour le baptistère une fresque d’une dimension réellement gigantesque. Le père Andrea accepta. Certes, il y a lieu à un grand étonnement que celui-ci n’ait pas demandé à un artiste des Pouilles ; mais l’excellence de l’atelier d’Ambrogiotto de Bondone et la recommandation de son ami suffirent à le convaincre. Ainsi Olivieri quitta la Toscane et partit s’installer dans les Pouilles. On ne sait presque rien de ce qu’il advint par la suite d’Olivieri. La fresque est aujourd’hui détruite, mais le père Andrea a laissé dans ses papiers mention de la création de cette œuvre monumentale dédiée à Santo Pongio.
La revue Fragile remercie il professore Vincenzo Zarra pour les lumineuses précisions qu’il a bien voulu apporter aux savantes explications de monsieur Edgar-Louis Babritzk.
C’est mon plaisir de vous donner les précisions sur cet artiste méconnu. Mille mercis à la revue Fragile qui a contribué à le faire connaître.
Merci cher professeur d’avoir exhumé un élément de ma parentèle. Je vais de ce pas à la recherche des papiers qu’Andréa a légué à la famille et qui doivent dormir dans des caves (pas celles du vatican tout de même!) de membres de la famille (qui se sont dispersés aux quatre coins du monde) Trouverais je des traces de cet épisode de la fresque? Mais j’ai aussi une autre idée peut être que des élements se cachent aussi dans la prose du grand Umberto. Je trouve dans votre texte un certain écho qui renvoie aux bénédictins de il nome della rose. Rose /Rosalina…
AB
Vous êtes descendant du P. Andrea ? Sans doute vous trouverez dans les archives familiales d’autres traces de l’épisode de la fresque, car ce n’est pas pensable qu’il n’a laissé que celle-là. Un libraire de Milan m’a un jour montré un tapuscrit autographe, composé en baskerville, où le grand Umberto lui-même raconte comment d’autres fragments de la fresque auraient été découverts dans la crypte de l’abbaye N.-D. de Ganagobie. À suivre…