P.H-Sc : Mister Crown, permettez-moi une question nécessaire : avez-vous fait personnellement l’expérience de l’apartheid ?
Mister Crown : Disons que j’ai eu quelques mésaventures… Lorsque je vivais en France, je subissais des contrôles d’identité jusqu’à quinze fois par an, soit plus d’une fois par mois. Et vous, Pierre ? car c’est aussi une question nécessaire.
P.H-Sc : Moi ? Jamais !
Mister Crown : Jamais ? Qu’attendez-vous pour être noir ? (Rires) Et dans le cadre professionnel, lorsque je travaillais en France, en Bretagne, mon supérieur hiérarchique ne m’envoyait pas chez certains clients parce qu’il craignait que la rencontre tourne au pugilat ; en Dordogne, il est arrivé qu’on me mette un fusil de chasse sous le nez… Et en amour, j’ai eu une relation avec une fille native d’un village français : il a fallu des mois -et beaucoup de discussions !- avant qu’un homme à peau noire puisse entrer dans la maison de ses parents. Mais en matière de discrimination raciale, ou sociale, en matière donc de mépris, vous prenez aussi en compte ce qui est infligé à vos amis. Là, deux événements me viennent à l’esprit.
Aux USA, l’université de Caroline a rejeté la candidature d’une amie sud-africaine noire aux cours de littérature parce que le quota ethnique était déjà atteint. A Londres, un artiste anglais d’origine jamaïcaine, qui avait un emploi sûr, percevait un bon salaire et ne souffrait d’aucun antécédent préjudiciable, ne réussissait pas à se loger, jusqu’à ce que sa femme, une Anglaise à peau blanche, ne présentant pas plus de garanties que lui, postule aux mêmes logements : comme toutes les réponses ont été positives, ils ont pu choisir l’appartement qu’ils préféraient… Vous voyez, certains portent la couronne, d’autres -dont les Noirs- sont uncrowned. (Sourire)
P.H-Sc : Je comprends mieux votre intérêt pour le black empowerment et pour le womanism. Comment traduiriez-vous ces mots ?
Mister Crown : Pour les premiers, on pourrait risquer « émancipation des Noirs », mais, voyez-vous, la langue française met l’accent sur la liberté tandis que l’anglaise le met sur le pouvoir. Oserons-nous «l’empouvoirment » des Noirs ? Quant au mot womanism, il était rendu à l’origine par l’expression «féminisme noir» dans laquelle il fallait entendre une dissonance, d’une part, avec le féminisme blanc, d’autre part, avec le mouvement de libération des Noirs, qui se rejoignaient pour négliger, voire ignorer la situation des femmes noires. Mais aujourd’hui il se présente plutôt comme un « féminisme alternatif » par rapport au féminisme traditionnel.
P.H-Sc : A vous écouter, je prends soudain conscience que, par ce mot d’apartheid, vous désignez un ensemble de situations qui va bien au-delà du rejet des Noirs par des Blancs animés par le mépris et la haine.
Mister Crown : Tout à fait, Pierre ! Et je vous raconterai une autre anecdote (la dernière!) pour vous faire toucher du doigt cette complexité. Mais dites-moi d’abord si vous comprenez le mot whigger.
P.H-Sc : Whigger ? C’est comme Nigger ?
Mister Crown : Oui… et non ! Disons que ce mot est employé par les Noirs des banlieues pour se moquer des Blancs qui tentent de leur ressembler en imitant leurs manières de se vêtir, de se comporter ou de parler. Il y a quelques mois, j’ai donc fait la connaissance de Cole, un rappeur noir de dix-huit ans qui vit à Brixton, le quartier jamaïcain au sud de Londres. Cole a commencé à étudier dans une grande université où la majorité des étudiants sont blancs. Or, maintenant, il se fait traiter de whigger par des gens de son quartier ! Il a même été passé à tabac. Cole est donc regardé comme un traître par des Noirs, et ce jusque dans sa famille ! Il est passé du côté des Blancs, et n’est plus qu’un imitateur, un faussaire…