La meilleure façon d’écouter du jazz c’est d’en voir!

BLUE YONDER

Février 2020, Le Périscope, Lyon.

 

 

La scène Jazz du Périscope programmait le trio Blue Yonder du batteur Emmanuel Scarpa avec Guillaume Orti aux divers saxophones (soprano, alto, mezzo soprano en Fa) et Bruno Ruder au piano et synthé.
Ouvert en 2007, le Périscope a l’avantage d’être une salle de concert, un lieu de résidence avec des locaux de répétition, un café culturel. Une programmation de près de 150 concerts par an, du jazz et des musiques improvisées mais aussi du rock indé, du hip hop, des musiques électroniques…
Ce Pôle de musiques actuelles était “un drôle d’endroit pour une rencontre” à sa création, certes tout près de la gare de Perrache, mais dans un quartier en perdition, derrière les voûtes lyonnaises et deux prisons disparues depuis.
Un lieu clandestin qui plongeait tel un sous-marin dans l’underground, un lieu résistant bien ancré dans ce tissu urbain, aujourd’hui en pleine rénovation immobilière, avec des réalisations jusqu’à la pointe de la presqu’île, au musée de la Confluence, cristal et nuage entre Saône et Rhône.

Comment présenter ce groupe, Blue Yonder, au titre improbable et poétique? Une drôle de nuance de bleu, en jazz, on connaît, un bleu qui va au-delà, un bleu horizon, un outre bleu?

Le batteur Emmanuel Scarpa a écrit une musique des lisières, finement composée, maîtrisée dans ses formes en miroir, en “canon” (c’est le titre d’une des plus belles compositions) qui serait le premier volet d’une trilogie, suivie d’un Radical Red plus révolutionnaire. Et tout naturellement, la réunion du bleu et du rouge donnerait enfin naissance à une troisième partie, évidemment “Purple”.
En attendant, nous n’écoutons que le premier chapitre qui a vu le jour, ici même il y a 5 ans, dans le cadre du Rhino jazz festival. http://www.emmanuelscarpa.com/_blue_yonder. Six dates en cinq ans, les années bissextiles, annonce dépité mais pas désespéré, Emmanuel Scarpa.
Et moi de penser, ce soir, ce serait plutôt Blue Wonder, car, au regard de la maigre diffusion, voilà un programme singulièrement original réservé à des happy few!

Pas vraiment de thèmes et solos dans cette musique de tension-détente, répétition-rupture qui évolue au cours de la soirée, l’improvisation créant la forme dans laquelle les trois se glissent avec aisance. L’interaction est palpable, la musique se crée à chaque instant, élan continu en recherche d’un équilibre, souvent instable. Parfois, le morceau s’arrête, comme s’il tournait court mais c’est ainsi, il faut passer à autre chose, ne pas broder des variations inutiles, même mélodieuses. Surviennent aussi des moments de grâce où quelque chose se dénoue, une aptitude à saisir la fragilité de l’instant, à vivre la musique dans l’urgence d’une déclaration. Et ce n’est pas un cliché que d’affirmer que ce triangle est parfaitement équilatéral, pas une rythmique puissante au service d’ un soliste. Ils ne sont que trois mais on ne sait parfois où tendre l’oreille tant leurs voix se conjuguent, alternant, superposant, se redistribuant les rôles.
Le trio joue acoustique, s’adaptant ainsi au lieu capitonné de rideaux qui demande un son particulier, exigeant de jouer retenu. Emmanuel Scarpa, d’une précision sèche aux baguettes, martèle l’ensemble, suivi par le piano très percussif, en accords plaqués. Généreusement expansionniste, car il ne prend pas le pouvoir mais sait brouiller les lignes, dans son jeu entre parties écrites et improvisées.
Jamais ou très peu de moelleux au début de ce concert pour le saxophoniste qui, toujours attentif aux timbres et textures sonores, explose ses phrasés en fragments éructés, disloqués, hoquète de petits motifs répétés jusqu’à la transe.

Quelque peu déroutée par un manque de fluidité assumée, une obstination qui ne me semble pas toujours nécessaire, il faudra un peu de temps pour rentrer dans la ronde, de cette “ritual danse” qui porte bien son nom. Et puis le saxophone ne fait pas que feuler ou exploser dans l’aigu, parfois il s’envole, s’allie au piano dans un passage entre ombre et lumière, un dialogue insolite ne manquant ni de force ni de délicatesse, avant que la batterie ne les rejoigne, accompagnant sans surligner cette ritournelle sous influence.
Intense, persistante, la musique fait son effet, dans la belle continuité d’une construction habilement mise en place.
En conjuguant leurs talents et leurs parcours respectifs, cette triple entente agit dans la vitalité du rock, les accents étranges et inquiétants du progressif, le groove du jazz et une écriture savante.
Tel est ce trio que l’on souhaiterait entendre beaucoup plus souvent! Avis aux programmateurs…

8 Commentaires

  • Ariane Beth dit :

    Encore des oeuvres que j’aurais du mal à apprécier je pense … Mais peu importe, car d’une part j’apprends des choses, et surtout la composition, la tonalité, le rythme de ton texte sont, eux, de vrais plaisirs.

  • Sophie Chambon dit :

    Merci infiniment Ariane de ton retour précieux et …rare. N’étant pas, par choix assumé, sur tous les réseaux sociaux pollueurs et exclusifs…un papier presse spécialisée est moins lu qu’un commentaire tweeter ou Instagram… et si tu n’ envoies pas ton « auto promotion » aux intéressés, peu de chance de retour. J’ ai eu la chance là de recevoir la réponse du batteur Emmanuel Scarpa qui avait manifesté le désir de recevoir mon texte…lui non plus n’est pas sur FB…
    Et il m’a répondu en me remerciant de ce « ressenti » que je faisais partager aux lecteurs, très différent des autres critiques qui listent l’historique des musiciens plus que longuement, au détriment de leur vision et écoute de la musique du concert.
    Et pour en revenir à ton impression, comme
    ai eu quelque difficulté à entrer dans la musique, je ne suis pas sûre d’avoir bien exprimé sa vision. Mais s’ il ne s’est pas senti trahi, c’est déjà ça😘

  • Pierre Hélène-Scande dit :

    Emmanuel Scarpa est, en association avec d’autres, l’auteur de compositions qui franchissent allègrement- je veux dire avec une belle énergie- les frontières du jazz et de la musique contemporaine. Un compositeur à découvrir sur son site ( et bien sûr en concert, car comme le dit S.Ch., il faut aller y voir) : http://www.emmanuelscarpa.com/_composition

    Voici Through the lookingGlass#5 en association avec Samuel Sighicelli :
    https://soundcloud.com/ensemble-op-cit/throughthelookingglass-5

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Merci de ce commentaire en effet dont la précision cette fois encore est pédagogique sans être barbante, et ouvre, ou au moins propose d’ouvrir dans nos oreilles – qui ont, dans leurs histoires, construit leur orthodoxie, parfois à leur corps défendant, de nouvelles possibles fenêtres. J’irai donc écouter, pas sûre d’adhérer non plus à ce brutalisme qui peut, autant que le charmant, être un maniérisme : dans tous les arts il y a cette tentation de se brutaliser, de contenir le charme, de peur d’en devenir dupe. Le meilleur arrive sans doute quand on sait qu’on peut tout s’autoriser.

  • Sophie Chambon dit :

    Je ne pense pas que l ‘on puisse parler de « brutalisme » pour qualifier cette musique. Surtout après écoute des 3 extraits de Blue Yonder insérés dans la chronique. Qui, au passage, n’ont plus grand-chose à voir avec les (mêmes)compos que j’ai entendues. C’est le propre de cette musique d’évoluer de concert en concert quand on ne « joue pas le disque ». Le saxophoniste joue simplement free et encore pas tout le temps…mais j’évite d’employer ce terme trop connoté 😘

  • sophie chambon dit :

    Et à bien y réfléchir, si on utilise le terme de « maniérisme » (qui m’ennuie un peu car trop accolé à un style et époque de peinture ), je parlerai de « manière », le free est aussi codé que le « charmant  » cad classique ou « mainstream ». A une époque bien révolue et très datée, le free fut très novateur mais ce n’est plus qu’une forme réglée ( dans son dérèglement même) qui n’ a plus tellement de sens hors contexte . En plus, ce n’est pas le cas de G. Orti qui était l’un des élèves les plus doués de la classe du conservatoire, souvent certains s’adonnent au free parce que c’est plus facile…

  • J L'heveder dit :

    Hors de toutes polémiques armées de mot en « isme » j’ai aimé ce partage pointu du jazz moi qui n’en ai qu’une vision culturelle et sensuelle, mon premier amour a été Charlie Parker à quatorze ans, chantre de la libération pour jeunes filles matures, puis Saint Germain et le caveau de la Huchette, puis tant d’autres lieux après, à marseille le pêle Mêle, le hot brass ou le scat club à Aix. Et toujours des écoutes au feeling. Mais sans dépasser mes approches pour le vivre.
    La tienne est autre et m’enrichit.
    Merci.

  • Sophie Chambon dit :

    Merci de ton retour bien senti qui va à l essentiel, le ressenti. Important pour notre appréciation de toutes les musiques…Après on peut tenter de comprendre comment ça marche, comment c’est fait ( et Charlie Parker et le bop ne sont pas des plus simples). Mais il restera toujours cette « conclusion » personnelle : j’accroche ou pas?

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