Théâtralité musicale
Lionel Belmondo, saxophoniste, flûtiste, et arrangeur
Né en 1963
MB : A quel moment as-tu compris que ton père, qui au contraire de certains pères, ne souhaitait pas vous voir devenir, ton frère et toi, des nouveaux patrons, que ton père donc, était un véritable transmetteur ?
Lionel Belmondo : Ca s’est fait en plusieurs étapes, ce n’est pas si simple que ça. Dans l’histoire, mon père achète un petit terrain dans le sud de la France, dans un petit village, en 1968/69. Puis en 1971 (je suis né en 1963, je n’étais pas vieux), l’institutrice du village vient lui demander, sachant qu’il était musicien, s’il ne pourrait pas donner quelques cours de musique pour les habitants. L’oncle de mon père, un italien, lui avait lui-même transmis la musique dans un autre petit village etc. C’est pourquoi mon père a toujours participé à l’harmonie municipale, en écrivant de la musique, ou en jouant d’un instrument.
Mon père met alors en place un système permettant à tous de pouvoir apprendre la musique pour 10 francs par an et par famille, afin de couvrir au moins les frais d’assurance. Rapidement, 20 à 30 personnes se présentent à l’ancienne mairie où se passent les inscriptions. Beaucoup de monde afflue finalement, car de bouche à oreille, mon père entraîne l’enthousiasme général. Une cinquantaine de personnes finissent à terme, par venir à son cours de musique : grands-parents, frères et sœurs, des personnes regrettant d’avoir arrêté la musique et des jeunes intrigués. A l’époque mon frère a quatre ans, j’en ai huit, nous sommes présents, nous les écoutons chanter, jouer des airs etc. c’est un plaisir.
Le maître des lieux est très à cheval sur la tradition orale de la musique ; l’oreille prend le pas sur l’écrit. En écoutant chanter avant de chanter, nous éprouvions d’abord le plaisir d’entendre, ce qui nous donnait ensuite le goût d’interpréter, or c’est très important, car un enfant ne doit pas être rebuté par la musique, et pour ce, il a un réel besoin d’apprécier.
Nous apprenions des textes par cœur en les écoutant, nous les chantions ensuite : des chansons de Brassens, de Brel etc.
Puis un jour, assez vite d’ailleurs, un ancien élève travaillant à la mairie se rend compte de l’ampleur que prend le cours de musique de mon père. Il informe le maire, un socialiste proche des hommes, qui propose alors des locaux à mon père dans l’ancien moulin à huile du village, au milieu des presses magnifiques. Bien sûr mon père accepte. A cette époque avec mon frère je joue, je chante, je fais partie du groupe folklorique.
Dans la foulée mon père monte un orchestre avec quelques vieux et jeunes du village. Il les réunit dans la même passion musicale. Il explique aux jeunes qu’il faut écouter M. Benguigui parce que ça fait quarante ans qu’il joue tout de même ! il a sûrement appris quelque chose durant tout ce temps. A M. Benguigui, qui ne croit pas que le fa dièse est un sol bémol sur le saxophone, mon père donne cette fois-ci tort, et raison aux jeunes, car certaines notes n’ont pas les mêmes noms mais les mêmes sons, pour prendre un exemple… La transmission est omniprésente autour de nous, elle se passe de génération en génération, et en musique.
J’avais entendu mon grand-père dire : « Dans la vie tu dois t’amuser, mais surtout, tu dois t’amuser sérieusement », j’ai constaté que c’est ce que mon père faisait, j’étais conquis. Puis est arrivé un jour lors de mes onze ans environ, où mon père avait décidé de retranscrire tous les interludes de Bizet écrist pour les « noirs » entre les actes des pièces de théâtre. Souvent dans ces interludes, les compositeurs s’autorisent des écritures musicales qu’ailleurs ils n’auraient pas eu l’audace ou l’occasion de placer. Tous ces interludes sont là pour servir la scène suivante, ils portent une idée particulière à chaque fois. Quatre heures d’interludes de Bizet pour l’intégralité, avec cent cinquante choristes, deux cent musiciens, et les gens du village qui jouaient quelques scènes furent le résultat. Seulement mon père devait retranscrire la musique, car les partitions n’existaient pas pour ces interludes. Il se met donc à écrire tous les arrangements seuls et pendant ce temps, moi je copie toute la musique. Je copie, je copie à telle point que je me fais une rougeole avec quarante de fièvre. Il est trois heures du matin, il est en train d’arranger, il m’envoie les partoches comme ça, et moi je copie les partitions de chaque instrument (il y en a quatre-vingts !), et là je tombe malade.
C’est là que je me suis rendu compte que mon père venait de retranscrire et d’arranger quatre heures de musique, de la faire jouer, tout ça pour une seule fois. Il a tout rangé, puis après il m’a dit : « maintenant on passe à autre chose ». Je lui ai dit : « mais papa, pourquoi on le rejoue pas ? », il me répond : « parce qu’avec ce qui vient de se passer ce jour-là, la musique comme elle a sonné pour nous, ça ne pourra pas se passer deux fois, ou alors nous irions trop loin chercher une perfection illusoire».
Les interludes de Bizet, ce fut une seule fois, un souvenir à garder pour avancer, un souvenir dont tous les témoins se souviennent, mais il n’y a pas eu d’enregistrement, c’était unique. Là mon père m’a transmis la constance de « l’amusement sérieux » dont parlait mon grand-père, la transmission suivait son cours musicalement, note par note, telles les huiles savantes et douces d’une mémoire déjà lointaine, mais encore tellement vivante par nos chants. J’avais toutes les partitions, je copiais, je m’inspirais, c’était idéal comme éducation. La curiosité n’est pas nécessairement innée ; en apprenant à copier les partitions de Bizet ou encore à participer au langage musical de façon active dans la vie du village, je me suis éveillé à cette curiosité presque naturellement.
Nous jouions avec mon père, aussi bien des chants patriotiques pour le 14 juillet, que des chansons françaises, italiennes, ou Verdi, Puccini, de la mélodie, mais peu importait pour nous, personne ne venait nous demander d’ailleurs ce que nous interprétions. Finalement j’ai pris goût au jazz, et en 1981, je demande à mon père : « pourquoi nous ne monterions pas un big bang ? ». Il me donne alors une caisse de vinyle et me dit : « Vas y ! ». J’ai répondu : « Quoi vas y ? ». Il m’a demandé de recopier à l’oreille, comme il l’avait fait pour l’Arlésienne de Bizet, les partitions que j’aimais. C’est Charlie Parker en personne qui joue sur le disque quand tu l’écoutes. Pour moi bien sûr c’était un plaisir et une fierté d’être ainsi invité à poursuivre la musique dans son sillon mémoriel.
J’ai eu la chance d’avoir eu accès à toutes les informations nécessaires pour apprendre la musique. Nous étions en paix, pas de cases, de compartiments musicaux comme à Paris j’ai pu en trouver, surtout chez les critiques spécialistes. Cette transmission je l’ai gardé toute ma vie, car les conseils de mon père étaient toujours de mise lorsque j’ai pris la relève et enseigné dans une école de musique.
Un autre point important, c’est d’accepter tout le monde, même les novices qui n’avaient alors que trois ou quatre notes à jouer, mais devaient bien les jouer.
MB : Entre les morceaux de musique que tu interprètes, tu aimes t’adresser au public, tu fais du théâtre en quelque sorte. La scène pour toi, de quelle manière est-ce important et pourquoi ?
Lionel Belmondo : Parler entre les morceaux, je l’ai fait beaucoup entre autres quand j’ai fait un disque en 2002. Je suis tombé amoureux d’une compositrice qui s’appelle Lili Boulanger, morte en 1918, elle n’avait que 23 ans. C’est quelqu’un que j’écoute depuis de nombreuses années, sa musique m’est étrangement proche. En l’écoutant, j’entendais des sons que j’avais déjà entendus. J’avais fait des suppositions dans mon esprit sur l’influence qu’elle aurait pu avoir sur mes idoles, John Coltrane, Wayne Shorter, Bill Evans. J’ai donc décidé de faire un hommage à Lili Boulanger. Personne ne la connaissait, avec Ronan Palud, nous avons créé un label pour remédier à ce manque. A l‘époque, c’est le seul qui m’a accordé sa confiance.
Or entre les morceaux, de sa musique (liturgique), j’éprouvais le besoin de parler de Lili Boulanger et des instants de création qu’elle avait traversés. C’est là que la scène a vraiment pris corps pour moi. Elle est devenue vivante par la vie que je donnais à la musique de Lili Boulanger. J’éprouvais le besoin de mettre en scène la musique pour grandir l’écoute du public qui ignorait tout de l’expérience musicale de cette compositrice avant de la vivre. Toujours cette transmission par l’écoute. Une analogie, née dans l’épaisseur du temps, entre des sons étrangement frères, voilà ce que la scène m’a appris à partager avec le public.
Avec le temps j’aime cette transmission de plus en plus, cette mise en scène des actes avant le plaisir de l’écoute, me convient. La scène c’est avant tout une rencontre avec un public que j’aime sentir entièrement à l’écoute et rendre vivant si possible. Il m’arrive d’en réveiller quelques uns, de les bousculer même.
MB : Dans quelle mesure la musique est-elle un langage pour toi ?
Lionel Belmondo : C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour dire moins de conneries. Sur scène tu es à poil, tu joues en face du public. Je suis un musicien qui ne sait jouer qu’avec les autres, je ne comprends pas l’isolement d’un art qui est partage avant tout. « La musique est un langage universel » est une assertion vague à mes yeux, je préfère l’interaction entre les sons avec le public. C’est-à-dire que c’est un langage de l’âme, chacun peut entendre ce qu’il a envie d’entendre, ce qu’il perçoit, ce qu’il en rêve… La place des notes est celle que tu lui donnes en toi, tu écoutes la partition venir à toi comme une construction intérieure familière qui se lève soudain pour vivre devant toi. Le langage musical se transmet bien plus naturellement et sérieusement que toutes les comédies jouées. Il se prend avec le cœur ou pas. Le langage de la musique c’est aussi un moyen de donner des clés, j’ai un réel désir de partage, avec la musique je suis comblé. Ce langage devient presque le seul qui parle et me parle sur scène.
Plus tu apprends des choses dans ta vie, plus tu recules (rires)… C’est infini. Beaucoup de compositeurs écrivent sur le nom de leur professeur ou de leur maître. Les lettres représentent des notes, par exemple Ravel a écrit une berceuse sur le nom de Gabriel Fauré. Tu prends Gabriel, le G est un sol, A c’est un la etc. (Lionel chante a capela de façon très belle la berceuse en question.)
MB : Avec ton frère, Stéphane Belmondo, vous avez monté un quintet. Quelle musique as-tu envie de jouer aujourd’hui ?
Lionel Belmondo : Autrefois j’hésitais à composer, trop impressionné par mes maîtres, Woody Shaw, Bill Evans, Mc Coy Tyner le pianiste de Coltrane, qui vient de partir d’ailleurs. Je faisais des reprises. Avec cette idée d’écrire sur le nom des maîtres une musique qui leur est propre en quelque sorte, car leur nom sonne comme leur musique, j’ai pu écrire enfin une composition sur leur nom. Je veux faire un hommage à mes maîtres. Par exemple avec Youssef Lateef qui avait 85 ans quand j’ai joué avec lui, j’ai été impressionné, car il m’a donné 3 ans de sa vie pour cet épisode. Ce fut très émouvant. Je veux faire un hommage à Youssef Lateef aussi. Je me décide à composer désormais. La surprise pour la sortie de l’album, à suivre…
MB : Qu’est-ce qui a changé dans ta manière d’aborder la scène entre tes débuts et aujourd’hui ?
Lionel Belmondo : Je réfléchis, je ne veux pas dire de bêtises, sinon je joue un morceau à la place (rires). Ce qui a beaucoup changé par rapport au public… c’est plutôt les lieux qui ont changé. L’entrée des clubs de jazz était encore accessible il y a 20 ans, ça ne coûtait pas encore trop cher. Je veux dire qu’aujourd’hui pour entrer dans un club de jazz, mal assis, dans un endroit où on ne peut plus fumer, ni péter, plus rire, plus rien faire, ça coûte 30€ . Donc après on dit que les gens ne viennent plus voir les spectacles, pour payer 30€, plus une bière à 12€, tu sors finalement avec un billet de 50€ en moins environ. Le public est arnaqué, car si on faisait le compte de ce que les gens gagnent à la caisse, comparé à ce que nous, nous touchons, je préférerais que le public paye moins cher.
Là par exemple, je suis allé jouer dans un petit club à Bézier, l’entrée était à 10€ et les verres à 2€ du vin du coin. Il existe un endroit à Paris qui s’appelle « La Gare », c’est une ancienne gare désaffectée, un squat légal, avec plein de jeunes qui participent par leur énergie. Là c’est très agréable, les jeunes s’expriment, dansent, apprécient, ça change des clubs de jazz qui ressemblent à des monastères aujourd’hui. A « la gare » on paye au chapeau, et c’est bien, tu donnes avec ton cœur, si tu as pas tu ne donnes pas, c’est pas grave. Dans le neuvième arrondissement aussi, mis à part sur la place Lino Ventura qu’ils ont dénaturée en l’entourant de bars bobos dont le verre est à 8€ la vinasse (là, il prend la mesure de ma déception, quel dommage que la mémoire de mon grand-père serve l’abus commercial généralisé!). En dehors de ça, il existe également au moins 6 lieux dans le neuvième où on fait du jazz au moins une fois par semaine, un c’est le jeudi, l’autre le vendredi etc. Les musiciens sont bien payés, les clients sont bien reçus, ils mangent bien, ils boivent ce qu’ils veulent. Si les gens veulent que l’on vienne jouer chez eux, on vient aussi.
Donc je vois un besoin de convivialité, de chaleur humaine et de qualité. La musique est un moment agréable ou n’est pas. Impossible de faire l’impasse sur ce qui constitue sa force. Finalement, ce qui a changé, c’est que les gens qui se gavaient avant se gavent encore plus aujourd’hui, et ça, au profit de la qualité et du plaisir bien sûr. Musiciens, comme public restent souvent très insatisfaits malheureusement.
Transmission, partage : belle mise en oeuvre de générosité …
Oui, nous allons bientôt atteindre l’altruisme 😉 je m’accroche
J’ai supprimé la discussion entre Laurence et Marie.
Pour la résumer :
1 Laurence dit que l’article manque de profondeur et d’émotion.
2 Marie invite à écouter la musique et dit que c’est là qu’il faut chercher l’émotion.
Mon avis :
1Les jugements et les appréciations sont libres, mais se doivent d’être argumentés quand ils sont négatifs.
2 Commenter un article n’est pas nécessairement émettre un jugement global, qu’il soit positif ou négatif. Ce peut être réagir, dans un sens ou dans l’autre, à une partie.
Conclusion : cette discussion est close et n’appelle plus de commentaires.