5  Lettre à Choderlos de Laclos, auteur de Les liaisons dangereuses,

 

Cher Choderlos de Laclos,

 

Je ne sais si je dois envoyer cette lettre à l’auteur, au rédacteur ou à l’éditeur de l’ouvrage mais dois-je m’embarrasser de ces subtilités ? Je préfère finalement m’adresser à Dieu plutôt qu’à ses saints, à vous Choderlos, donc, qui avez écrit ce roman. Ma requête concerne la «bonne amie » de Cécile de Volanges à qui elle se confie dans onze lettres pour lui raconter ses « gaucheries » dans le monde et son projet de mariage qui se trame à son insu et qui l’excite au plus haut point. J’ai beaucoup apprécié la naïveté touchante mais aussi l’invention amoureuse de cette Cécile, fraichement sortie du couvent, dans sa relation avortée avec le Chevalier Danceny. Elle le trouve «extrêmement aimable », pense qu’il « chante comme un ange » et se trouble quand il lui laisse une lettre dans les cordes de la harpe. Cela aurait pu être une chanson douce mais non, la mère censée avoir  surveillé sa fille n’a fait preuve d’aucune lucidité et tout finira mal. On suit jusqu’au bout, captivés, les aléas de la vie de Cécile, son penchant amoureux pour le chevalier, son déniaisement brutal par le libertin Valmont puis le dénouement : le retour de la jeune fille, qui ne l’est plus vraiment, à la case départ donc au couvent des Ursulines mais cette fois jusqu’à « perpète ». Tout cela apparait clairement à travers les lettres que vous nous donnez à lire, cher Choderlos, mais en revanche j’avoue que je suis frustré par le fait que les lettres de la correspondante de Cécile, Sophie Carnay ne sont pas portées à la connaissance du lecteur (pour ne pas « abuser de sa patience », dites vous, c’est sans doute une plaisanterie, cher monsieur… ) Comment négliger à ce point le double de Cécile, cette jeune fille, encore au couvent. On ne sait pas grand chose d’elle si ce n’est de manière indirecte à travers les lettres de Cécile mais cela suffit pour s’y attacher. Notre curiosité est aiguisée puis plus rien ne vient. Je pense à son sujet que vous avez commis une erreur, cher monsieur, en occultant ces lettres, mais qu’elle est réparable. Je propose donc de me faire l’agent de cette possible réparation.

Des exemples de cette frustration?

Je suis déçu, comme tous les autres lecteurs sans doute, de ne pas avoir « en direct » sa réaction quand Cécile, dans sa première lettre, lui dit son émoi puéril  d’avoir confondu son futur mari avec un cordonnier. Lui fait elle remarquer que l’artisan, qui se tient à ses genoux et lui prend sa jolie jambe pour la chausser, annonce d’une certaine façon ses futures liaisons avec le libertin Valmont à qui elle abandonnera son corps quelque temps plus tard ?A t-elle perçu quelque chose Sophie et lui en a t elle fait part?

On aimerait aussi en savoir plus sur l’évocation de l’ancienne vie monacale des deux demoiselles et sur la « mère Perpétue » chargée de leur surveillance et qui disait que l’ « on devient coquette dès qu’on est dans le monde », sur leurs lectures qui n’étaient peut être pas toutes si expurgées et si lisses qu’elles auraient du l’être.

Mais je voudrais surtout savoir si, pour avoir incité Cécile à la prudence, Sophie C est devenue prude pour autant et si elle a été confrontée aux mêmes écueils que son amie quand elle est sortie du couvent des Ursulines. A t elle été sage Sophie ? Elle aura pu tomber sur d’autres monstres séduisants, d’autres Valmont et d’autres Merteuil car, dans cette fin de siècle sadienne, ils devaient être légions.

Vous serait-il possible de me donner à lire sa correspondance et, s’il est temps encore, et si l’on peut remonter le cours littéraire du temps, de l’empêcher de nouer « les liaisons dangereuses » qui ont perdu Cécile ? Je peux aussi m’en charger si vous êtes occupé, cher Choderlos  et l’intercepter à sa sortie du couvent. Je sais que les affaires de Sophie Carnay ne me regardent pas mais j’avoue que son nom qui évoque à la fois l’écriture (le carnet, ici un carnet secret peut être dont on ne sait rien) et le corps (la carnation, j’imagine volontiers la blancheur de sa peau et ses joues incarnat) me transporte littéralement. Cette désinence en AY lui donne un côté aristocratique qui me séduit. Ce Y à lui tout seul fait écho à Cheverny, à Villandry, à Chantilly, sans compter Valençay qui nous rapproche plus encore de son patronyme.

Vous me direz, cher Choderlos, peut être un peu sèchement car vous êtes aussi un militaire, que je ne suis pas né à la bonne époque et cet argument semble tomber sous le sens mais je vous fais remarquer que votre histoire a été transposée au début des années soixante par le metteur en scène Roger Vadim (un film passé de mode où Valmont se retrouve au sports d’hiver!) et à la fin des années quatre vingt dix par un cinéaste américain qui a pris beaucoup de libertés lui aussi avec vos libertins. ( Sexe intentions). Je passe sous silence la meilleure adaptation, celle de Stephan Frears, mais aucun film ne tente hélas d’ incarner Sophie C. Une translation temporelle est donc possible dans un sens ou dans un autre. Je peux me rendre in fiocchi dans le dix huitième siècle ou Sophie peut venir s’immiscer dans le vingt et unième. Si ce n’est pas envisageable pour des raisons techniques pourrais je, à tout le moins, nouer une liaison épistolaire avec elle? Je m’adapterai à l’époque et à ses usages communicationnels (lettre manuscrite à la plume d’oie ou mail).

J’attends votre réponse cher Choderlos ne me laissez pas sans nouvelles de Sophie Carnay.

AB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    4 Commentaires

    • Sophie B dit :

      Cher André, merci pour ce texte plein de saveur. En observant les deux rectangles iconographiques et propédeutiques que vous avez placés en guise de mise en bouche, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont emblématiques de votre texte tout en entier. En effet, plus on se déplace vers la droite, plus l’image s’agrandit. Peut-être que s’il y avait eu une troisième image nous aurions pu apercevoir la lettre du chevalier Danceny coincée entre les cordes de la Harpe? Oui, cher André, ces petites images, ces petites loupes sont à l’image de votre texte car d’une certaine façon vous aussi vous zoomez sur le personnage de Sophie. N’est-elle pas un personnage laissé de côté par Laclos? Elle qui n’a pas eu la chance de participer à l’aventure romanesque… Lui consacrer une lettre, c’est opérer un gros plan sur elle, la placer sur le devant de la scène afin que nous puissions la voir de plus près. Cette délicate attention me touche d’autant plus que je m’appelle Sophie moi aussi! Peut-être aurons-nous l’occasion d’en discuter? Après le déconfinement bien entendu.

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      De quelque côté qu’on le prenne- si j’ose dire en ce contexte libertin- le personnage absent se prête aux fantasmes, décidément, non moins qu’au badinage !
      Comme quoi le coup de l’Arlésienne, ça marche toujours, à la plume et à la ville, et l’on file les joies de l’anachronisme littéraire !

    • André Bellatorre dit :

      Oui badinage et sauvetage dans une fiction rétrospective je ne sais s’il faut convoquer Daudet. C’est le dernier opus de Pierre Bayard qui m’a sans doute influencé il imagine « sauver Geneviève Dixmer »une aristocrate condamnée à la guillotine, héroïne sortie tout droit de l’imagination de Dumas.Après il y avait le plaisir de redonner vie à un personnage laissé dans les marges d’un roman célèbre.

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