A la lettre joue les prolongations

A la lettre joue les prolongations cela donne lieu à une queue de la comète des précédentes lettres métaleptiques mais ces quatre nouvelles lettres sont en partie différentes de celles de la première série. La première (Ponge) n’est pas tout à fait une lettre. Francis Ponge nous a appris à valoriser les brouillons. Les trois suivantes voudraient s’éloigner d’une certaine monotonie puisqu’elles privilégient le dialogisme. Autrement dit, il y a toujours du répondant! Deux d’entre elles (Proust—Françoise, la bonne de Marcel, qui entre en correspondance avec sa fille , Céline—Bardamu se trouvant enrôlé dans l’armée sur un coup de tête répond à son ami Ganate qui ne comprend pas son « voyage au bout de la nuit ») ont la particularité d’être intra-diégétiques, pour parler comme Gérard Genette, ou disons plus simplement que le dialogue inédit a lieu à l’intérieur de la même fiction. La dernière lettre sera un pastiche de Georges Perec sous forme de lipogramme (sans e) et sera suivie d’une tentative de compensation.

 

Pour une lettre à Francis Ponge, auteur du Parti pris des choses,

Commençons par le commencement, à savoir l’adresse et disons d’emblée que notre missive n’en est pas vraiment une puisque notre propos ici s’adresse au lecteur plutôt qu’à l’auteur qui, si l’on suit la tradition épistolaire, devrait être notre destinataire. Alors disons que ce ne sera pas une lettre mais un projet de lettre. Une propédeutique à la lettre que j’écrirai un jour à Francis Ponge. Je m’y prépare.

Oui, commençons par l’adresse ce pourrait être « cher Francis » (mais c’est trop familier je n’ai malheureusement pas eu l’honneur de connaître personnellement le poète), alors « cher Ponge » ? (c’est cavalier donc non), cher FP ? (prétentieux, on fait partie des happy few ?) non décidément ça ne peut être que « Cher Francis Ponge » même si ce n’est pas très original.Voilà j’ai fini maladroitement de tourner autour du pot. Je retiens ça, Francis Ponge, car je crois que ce binôme lui va bien, dût-on lui donner un accent oxymorique tant le nom et le prénom peuvent se regarder en chiens de faïence avant de s’accoupler, faire couple, dans un mariage, civil bien sûr.

Partons donc du célèbre Parti pris des choses que j’ai lu et relu à satiété. Qu’en ai je retenu ? Ce recueil donne lieu à l’accouplement des choses et des mots, c’est l’essentiel non ? Lui il nous dit : « parti pris des choses, compte tenu des mots ». Soit.

Voyons ce que nous dit le nom propre :

Côté Francis, je commence par le prénom, c’est dans l’ordre des choses, alors parlons-en des choses qui ne s’en laissent pas compter. Avec Francis, on est de leur côté, elles qui sont si singulières et résistent aux mots frelatés par les idées toutes faites. Rances. Par exemple la francisque. Francis, lui, il s’inscrit plutôt dans la différence (certains ont même risqué la différance). Les choses défont idées. Elles n’y coupent pas. Oui avec lui c’est chose faite : il cisaille les clichés, il les coupe, les découpe avec une grande franchise. Il n’y va pas de main morte ! Grâce aux choses et à leur insistance, on peut dire à leur entêtement (elles font parfois la tête, tant pis) il s’affranchit du « manège » et du « ron ron » (ce sont ses propres mots) et cet affranchissement me plait. Oui je sais, je suis sensé m’inscrire dans l’épistolaire mais passez moi l’expression.

Franchissons l’obstacle et passons à Ponge, je ne dis pas passons l’éponge (encore que les idées et le langage ça peut se nettoyer selon lui, il leur fait souvent une sacré toilette avec son savon et sa serviette éponge.) Ponge c’est moins coupant que Francis, c’est plus doux (comme la peau duveteuse d’un abricot.) Pas tout à fait des mots doux mais une saveur qui a quelque chose à voir avec l’épaisseur des mots dans laquelle on peut plonger pour y prendre plaisir. Une fois le langage nettoyé, le poème coule de source, encore que, selon lui, il ne s’agisse pas de poésie mais de prose. Oui le parti pris des proses si l’on veut. Loin de la bimbeloterie poétique. Cependant il est vrai que cette prose, sa prose, a quelque chose de poétique, il ne peut pas le nier. En tout cas ce ne sera pas, on s’en doute, celle de monsieur Jourdain. On fera de la prose en le sachant. C’est d’accord ?

Je résume mon propos (décidément ceci n’est pas une lettre) : Ponge écrit une prose qui n’est pas sans aspérités puisque toute pleine des choses, engrossée par elles, mais remplie de saveur. De cette prose, depuis longtemps, je suis un prosélyte. Je le crie à tue tête de toutes mes forces et je veux l’écrire, cela pourrait l’atteindre francisponge.

 

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    12 Commentaires

    • Dominique CERDAN dit :

      Cher André Bellatorre, ainsi, vous passez à Ponge et nous exposez à nouveau, nous fragiles, avec un propos revigorant, au virus de La Lettre. Dois-je vous rappeler que pour ne pas m’intoxiquer ni avec un médicament, j’ai écrit à ce médecin, ce mélancolique joyeux, l’homme qui s’est prescrit un verre de champagne avant de s’en aller tenir compagnie à Saint Ermogène.
      Mais ! Est-ce possible ?
      C’est bien une lettre que je lui ai adressée. Ces masques ne serviraient donc à rien !

      • André Bellatorre dit :

        Bonne idée que de convoquer le fantôme de Tabucchi pour qu’il croise Francis Ponge, un autre « mélancolique joyeux »

    • LES PARTIS PRIS DE PONGE

      Si tu veux bien te perdre
      Il faut rouvrir ton Ponge
      Ce pervers polymorphe
      Recopiant Littré
      Sur l’ardoise critique
      Soumise aux pressions
      Du parti pris des choses

      Si tu veux bien passer
      Son plumeau et ses ailes
      Sur ses dieux : la matière,
      Les produits textuels
      De ses antipoèmes,
      Sans le sexe des anges
      Les adjectifs en loque.

      Si tu veux bien te dis-je
      Nettoyer tes outils
      Clouer au pilori
      Les magistrats de l’Art
      Briser ces poésies
      De hasards convenus
      Les rimes du ronron
      Les jeux à chat-perché

      Si tu veux bien enfin
      Redonner du crédit
      À ce baron perché
      En équilibre instable
      Mais luttant pied à pied
      Contre le désespoir
      En nommant toute chose
      D’une manière unique

      Et à la fin petit
      Sur la rêveuse craie
      Quel plaisir d’y passer l’éponge !*

      *Francis Ponge (L’ardoise)

      • André Bellatorre dit :

        Oui je veux bien suivre tes recommandations à la lecture de ces septains écrits avec malice en contrepoint de cet amateur de prose (c’est plutôt un pro!). Je suis d’accord ne nous privons du plaisir de l’ardoise…

    • Michèle Monte dit :

      Cher André,
      Tu as l’art de rêver sur les noms, et ce prologue à une lettre à Ponge le fait en opposant avec à propos le prénom et le nom, manière élégante de rassembler les tensions fécondes de l’oeuvre, de son rapport complexe au lecteur tantôt brutalisé, tantôt caressé, tantôt mené par le bout du nez des jeux de mots. Beaucoup aimé aussi ta lettre à Dora Bruder : il m’ a fallu du temps pour apprécier à sa juste valeur l’incomplétude de ce livre, comme de tous les livres de Modiano, et ta lettre la rend plus accessible.

      • bellatorre dit :

        Merci Michèle, nous nous retrouvons heureusement autour de Ponge évidemment et de Modiano. J’ai eu plaisir à lire tes précieuses remarques surtout celle où tu mets l’accent sur « l’art de rêver sur les noms ». C’est vraiment cette « écriture rêveuse » que j’ai essayé d’attraper.

    • Corine Robet dit :

      Merci pour cette haute voltige épistolaire, avec ta voix dans le creux de mon oreille, un mardi de septembre, soleil derrière la vitre, les feuilles du platanes s’agitent, comme s’agitent les pensées mauvaises des nouvelles normes sanitaires etc.
      C’est bel et bon de plonger dans des eaux plus clémentes, de te suivre dans les mots que tu as choisis et cette fois encore j’y ai trouvé « la formule perle dont on trouve aussitôt à s’orner. »

    • bellatorre dit :

      La haute voltige t’a amenée dans le feuillage des platanes puis tu as plongé dans eaux pongiennes. Quel plaisir d’avoir parlé au creux de ton oreille pour te rafraichir et atténuer si peu que ce soit les vicissitudes du temps.

    • Frangi Pane dit :

      Bravo cher André pour cette pongerie virtuose. Ces accouplements baroques de Francis et de Ponge, du poétique et du culinaire entre autres, donnent naissance à un texte savoureux. Une lettre paradoxale ou une non-lettre, qui reste embryonnaire (tant tu t’évertues à « tourner autour du pot ») – comme tu l’écris dans une note liminaire aux accents tabucchiens.

      • bellatorre dit :

        Je trouve ton pseudonyme tout à fait adéquat : d’abord les initiales FP sont celles de notre auteur. Frangi lui me renvoie à L’huître du Parti pris des choses « frangée d’une dentelle noirâtre », sans compter que dans Frangi on peut entendre approximativement Francis. Ensuite « Pane » me fait penser évidemment au célèbre poème Le pain. J’entends le début et je ne résiste pas à le citer : « la surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne… ». Le pain est déjà dans l’adjectif panoramique. Voilà certes des jeux pour les happy few mais pourquoi pas ? La poésie fait partie du jeu. Jouer avec Ponge est pertinent. Il nous y invite.
        Merci

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      Nous voilà encore avec André et son destinataire préféré, et les maints commentaires que cette non-lettre épistolaire suscite, dans une précieuse ruelle très XVIIè et très contemporaine. Les exercices d’admiration sont aussi des mains serrées, sinon baisées pour un partage ludique et respectueux !

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