Journal de fouilles (18XX-19XX), extraits choisis par Axel Sourisseau
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25 avril 18XX
Ici l’aube a des allures de cendres, et le vent fait tournoyer des ruines fabuleuses. La maison de fouilles, posée à l’orée du site, avoisine les remparts de Kinra III. Ces immenses murailles formaient la troisième protection de la ville d’alors. Les assises de pierres datent du Ier siècle après l’Unification. Elles sont toujours debout, tout comme une grande partie des monuments publics de l’ancienne capitale. Les coupoles sont certes en partie effondrées, mais les peintures et les sculptures épargnées par les pillards témoignent encore des vies passées.
La direction du Ministère des Antiquités m’a donné pour mission de dresser un plan fiable et raisonné de la ville ; de collecter des informations auprès des habitants actuels du site. De modestes éleveurs d’oiseaux et de moutons, pour la plupart. Certains vivent dans les souterrains de l’ancienne forteresse, d’autres occupent les mausolées en forme de coquillage de la nécropole du Couchant. Un trafic d’antiquités a sans doute cours ici. Depuis mon modeste repaire, je constate le va-et-vient de carrioles, parfois d’ânes au pas rompus par le poids des sacs. Que contiennent-ils ? Des parures d’or ? Des reliefs sculptés ? Des manuscrits ? Des statues de reines, de rois ou de divinités ? Des indices apparaîtront peut-être bientôt dans ce journal, au fur et à mesure de mes investigations.
J’ai rencontré quelques enfants la semaine dernière, près du Grand Portique. J’ai senti à leurs regards qu’ils s’intéressaient au sens des ruines silencieuses qui entourent leur quotidien. Ils devinent les fastes du passé – ils sont autant fascinés que moi. Nous nous sommes apprivoisés pendant plusieurs jours, puis l’un d’entre eux, qui se nomme Nori – il ne sait pas qu’il porte le destin d’un roi illustre et poussiéreux, dont on peut à peine lire le nom sur les corniches des temples – m’a invité à visiter sa « cachette à souvenirs-dessins ». L’incroyable découverte ! L’adolescent collectionne les tessons de poteries. Dans son repaire secret (une vieille remise à moitié effondrée qui jouxte la place des Intersections) somnolent des centaines d’inscriptions lapidaires, de toutes les époques, dont un fragment de cruche si bien conservé qu’on la croirait brisée de la veille. […] Je remercie tous les jours nos ancêtres d’avoir, à l’instar de nos usages contemporains, tant pris soin d’estampiller leurs céramiques, d’avoir inscrit et gravé leurs cruches et leurs amphores. Ici l’argile n’a aucune valeur marchande, mais pour nous autres scientifiques, chaque inscription fait l’effet d’un lingot d’or : chaque mot fournit des indications précieuses sur son époque, ses modes, ses règnes, ses commerces et ses croyances.
[…]
30 avril 18XX
La cachette de Nori révèle des trésors inattendus. En quantité, des extraits lapidaires de poèmes classiques, et même des morceaux de manuscrits. Le jeune adolescent recueille aussi les peaux inscrites, souvent si anciennes qu’on dirait des calebasses ou des planchettes de bois. Il nomme les écritures kénarides des « dessins », ce qui montre son intuition : il ne peut en décrypter la signification, cependant il leur accorde un sens, admettant simultanément que ce dernier lui échappe.
« Dikanûn » [Les roseaux], poème bien connu des spécialistes de la période antique, est présent partout. La postérité de son autrice, Ashûria (env. 728 – 781 ap. Un.) semble avoir été sous-estimée par les historien·nes, alors qu’elle était déjà considérée comme une figure populaire de la période Tamarade. Dans le quartier du Grand Portique et ceux alentours, j’ai trouvé une quantité innombrable de fragment de ses poèmes, dont celui-là. Essentiellement sur des supports dits « pauvres », sauf une plaquette de bronze ciselé aux quatre coins convexes et quelques rares manuscrits (codex Senofa, codex Solaris…) qui nous donnent une belle idée de la variété de style des scribes et des artisans instruits. Quelques exemples en page suivante, sur la base du premier vers.
N.B. (cf. plaquette de bronze, croquis page précédente) : Il est intéressant de noter que sur cet objet, le verbe au début de la troisième ligne n’est pas souligné selon l’usage. Un oubli étrange pour un texte si court. L’artisan qui a réalisé cette pièce exceptionnelle maîtrisait-il mal l’écriture ? Ou bien est-ce un oubli humain, oubli qui démontre la réalisation de plaquettes en série, procédé qui peut entraîner ce type de malfaçon ?
Cela pique la curiosité…aura-t-on le décryptage de ces vers, de ces phrases où le verbe se fait attendre, comme dans les vieilles « indo-européennes, de cette « langue » , sémitique peut-être, ou l’on signale les voyelles brèves… en couleur !
Est-ce un jeu d’écriture avec la méthodologie des patients « fouilleurs » ? Ou un récit enchâssé à venir interagissant avec la narratrice?
Quelles autres découvertes devant Alma ?
A suivre…