Journal de fouilles (18XX-19XX), extraits choisis par Axel Sourisseau
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7 juillet
On dit que les vieillard·es du Grand Portique sont les descendant·es de la Grande Délégation. Celle qui fut chargée par le pouvoir impérial de récupérer œuvres et matières de valeur, vingt ans après l’abandon total de l’ancienne capitale, brisée par deux tremblements de terre dans la première moitié du XIVe siècle. Depuis que je suis arrivée à Kinra, je souhaite entrer en contact avec elleux. Sans succès jusqu’ici. C’est Iris qui m’a menée hier vers l’une de ces figures tutélaires. Elle m’a présentée longuement, a parlementé dans un dialecte que je ne comprends pas, et qui offre pourtant des similitudes avec le kénaride ancien – certains pronoms possessifs, adjectifs, quelques conjonctions, qu’il m’a semblé reconnaître. Découragée, je ne m’attendais plus à rien, jugeant l’issue défavorable. Puis, d’une torsion du cou souveraine, le visage de l’aïeule a pivoté pour planter son regard violet dans le mien. Je l’ai senti sonder mes volontés, mes désirs, mes craintes. Elle n’a rien dit et j’ai soutenu son regard, chose qui ne se fait pas dans la capitale nouvelle, sous peine de passer pour une irrespectueuse, une mal élevée, une arrogante. Mais ses pupilles m’aimantaient, j’y plongeais sans plus savoir si nous étions plantées dans le paysage ou bien si c’était le paysage qui était planté en nous.
Le temps s’est dissous
dissous d i s s o u s d i s s o u s d i s s o u s
puis la vieillarde a touché mon épaule, comme un adoubement. C’est Iris qui, sur la route du retour, m’a appris son prénom : Alda, « la noble ». Alda face à Alma, l’ancêtre face à la descendance, la témoignesse face à l’enquêtrice, à une lettre près !
14 juillet
Chaque jour, je vais voir Alda. Notre communication est étonnante. Les premiers jours, Iris jouait à la traductrice. Les jeunes d’ici comprennent bien le mélange dialectal des plus âgés – hybridation du parler des steppes, dont leurs ancêtres sont originaires, et de mots kénarides anciens que les locaux leur ont transmis à leur arrivée, il y a deux siècles. Au troisième matin, la vieille femme a souhaité que nous demeurions seules, en tête-à-tête. Alors, Alda a parlé d’une manière nouvelle – extrêmement proche du néo-kénaride tardif, bien plus limpide – pour moi, du moins. Une descendance directe des derniers occupants de la cité déchue subsiste bien ! J’ai employé, avec elle, une langue que je croyais morte et qui, pourtant, survit sous ce portique aux colonnes érodées. Non loin, deux centenaires jouaient aux échecs sur un plateau de fortune. Elle m’a présenté, « Ha Alma », les hommes ont à peine détaché le regard de leurs pions. « Bi Firkî Mimrî Sim ? » – ‘Vient-elle pour la mémoire ?’, une formule ancienne adressée par les conteurs et conteuses à leur auditoire, ou par l’auteur·rice en préambule de chroniques dynastiques et guerrières. « Îm » – ‘Oui’ a sobrement répondu Alda.
[…]
Il y a tant de choses à raconter encore. La mythologie s’éclaire, des règnes s’éclairent, ma mission ici s’éclaire. Le nom d’Amir Nissèv, quant à lui, est perdu. Alda, Eri et Mardouk sont pourtant capables de me réciter de nombreux poèmes extrêmement proches des siens. Pour elleux, l’auteur se nomme littéralement ‘le berger-des-côteaux-rouges’ – ne serait-ce pas une allusion à son territoire d’exil, la toponymie des plaines rouges déformée par des siècles de transmission orale ? Il y a bien ici, disent-elleux, un tombeau qui lui est dédié, au creux duquel on dépose, chaque jour de brume, des bouquets de roseaux cueillis dans les marais ; ces marais aux ondes mortes qui stagnent au pied de l’ancienne citadelle.
17 juillet
Iris et Nori me boudent. Ni l’une ni l’autre ne viennent plus sonner à la maison de fouilles. Ce ne sont que des enfantillages, une jalousie sans doute provoquée par mes visites de plus en plus fréquentes au Grand Portique. Je n’ai pas participé à une veillée dans les souterrains du fort depuis plusieurs semaines ; ai à peine répondu à l’invitation des cousins d’Iris qui me priaient de venir dîner avec eux. Tous ces gens me manquent ! Leur rencontre n’est-elle pas aussi importante que mes recherches ? De surcroît, la direction du Ministère des Antiquités m’a intimé l’ordre d’arrêter le trafic d’antiquités qui semble « sévir avec plus de virulence qu’auparavant » (moi, j’entends derrière ces mots dactylographiés derrière la façade monumentale du Ministère, un cruel « depuis votre arrivée »).
Si ma présence confirme l’intérêt des élites de la capitale pour le patrimoine qui dort sous l’ancienne Kinra, il est compréhensible que les pillages se soient intensifiés. Je ne peux voir tous ces hommes et ces femmes rencontré·es ces dernières semaines, comme de vulgaires trafiquants·tes motivé·es par l’appât du gain. J’ai demandé à ce qu’une délégation vienne me rejoindre sur place et constate la précarité dans laquelle vivent les locaux. L’indifférence dont fait preuve le gouvernement explique largement leur propension à arracher tous ces témoignages du passé, quand ceux-ci garantissent de quoi réparer un toit, acheter un mouton qui réchauffera la mauvaise saison. Je ne prétends rien sauver, aucun humain, aucun vestige ; mais j’estime au moins de mon devoir d’alerter les cercles de la Ville Centrale, sur ce qui motive ces populations délaissées à leur vendre des œuvres dites « inestimables » contre des moyens de subsistance essentiels à leurs vies, des vies elles aussi « inestimables ».
Assez de beaux sentiments, ma lampe à pétrole trébuche : il est temps de rejoindre la nuit.