Suivre l’affaire
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Fallait-il que nous venions ici ? Était-ce mon affaire ?
Nous étions assis en bord de falaise, au-dessus d’une mosaïque de carrés verts et ocres. La ripisylve nous cachait la rivière qui alimentait tant de vastes cultures. Nous étions au cœur de la Vallée de la Vézère, Périgord. Le soleil généreux de juin l’inondait d’une lumière crue qui fixait les choses, sans rémission. Pourtant, la tête couverte d’un chapeau de paille, les mains sur chacune des roues de son fauteuil roulant, ma mère gardait les yeux fixés sur ce tableau pointilliste dont on aurait pu saisir, en allongeant le bras, des fragments de couleur, une matière cependant inerte qui ne se transmuterait pas.
J’avais accepté de la ramener sur les lieux où elle disait avoir fait une rencontre dont elle regrettait qu’elle n’ait pas eu de suite. Une suite ? Non, bien sûr. Elle avait fait sa vie avec mon père. Lui décédé, elle était partie dans sa tête à la recherche des moments où sa vie aurait pu prendre d’autres voies, des résolutions, s’affirmer, et s’était arrêtée à cet épisode vécu ou pas.
Leurs regards s’étaient-ils au moins rencontrés avec l’homme d’ici ? Sans doute, pour que l’image de celui-ci, ou ce qu’il en restait, la marquât de telle manière à venir la visiter si longtemps après. L’avait-elle rêvé ou pas ? Avait-elle revu cet homme croisé ici et vécu une idylle ? Je dois dire que la question m’intéressait, tant le fantasme donne de la profondeur à l’existence, et espérais que notre séjour nous apporte une réponse.
La manche à air prenait forme, l’air chaud montait le long de la falaise. Les premiers parapentistes venaient. Alors que je lui tendais pour la énième fois un gobelet d’eau, ma mère déclara se demander si, dans son souvenir, l’homme ne portait pas une voile. Je dois dire que me séduisit l’idée d’un archange qui l’eût saisie par la taille et emportée dans les airs. Après avoir préparé son départ sur l’espace herbeux qui se trouvait de l’autre côté de la route longeant la crête, déployé sa voile sur toute sa surface, vérifié ses attaches, il l’aurait tirée vers lui à l’aide des poignées de corde, et laissé gonfler au-dessus de lui. Une fois celle-ci pleine d’un air prometteur, il aurait traversé avec elle la route en courant. C’est au moment où il allait s’élancer dans le vide qu’il aurait croisé le regard de ma mère, assise là sur le côté comme aujourd’hui, mais sans chaise, les jambes croisées sortant d’une robe à fleurs, en position cambrée, bras tendus sur la roche calcaire, fière à l’image des hommes qui s’élançaient là – parfois des femmes, telles des pionnières. Je ne le croyais pas cependant possible, la pratique du parapente étant venue bien après les vingt ans de ma mère.
Plusieurs voiles peuplaient maintenant l’espace au-dessus de nous telles des gouttes de couleur en ébullition au-dessus de la vallée surchauffée. Elles s’élevaient, redescendaient selon des trajectoires qui se croisaient ; certaines montaient en des points élevés où stationner longtemps, à la faveur d’un fluide constant, loin des miasmes morbides. Depuis quelques minutes, un pratiquant tentait de décoller. Quand sa grande pièce d’étoffe lui semblait pleine, il s’élançait, puis renonçait, ne se sentant pas porté. Une fois même, il trébucha et tomba, la voile partant d’un côté comme renonçant à faire équipe avec lui. La tête tournée vers lui, ma mère l’observait. L’homme était âgé, son dos voûté, ses hanches alourdies. S’imagina-t-elle que ce pouvait être lui ? La roche calcaire nous renvoyait une lumière criarde dont l’odeur doucereuse des pins nains ne pouvait atténuer l’effet délétère. Je proposai de redescendre dans la vallée dont le village nichait, tout en bas, dans le coin gauche.
J’avais loué une maison dans le bourg en espérant que croiser les autochtones nous ferait tomber sur celui qui nous intéressait, y fusse-t-il resté parce qu’attaché à la vie rurale où retiennent la famille et l’obligation de poursuivre les tâches de génération en génération. Des rues étroites – les courédous – enserrées dans des vieux murs de moellons, offraient des enfilades et des angles droits propices à se cogner contre quelqu’un ou quelque chose.
C’est tout près de la rivière que j’en vins à me demander si cette quête n’allait pas prendre pour moi un sens nouveau, des chemins inattendus. J’avais laissé ma mère au café du bord de l’eau à regarder glisser les derniers canoës de touristes, glisser lentement comme s’écoulait lentement le peu de temps qui lui restait avant un départ vers les contrées sans plus de neurones nécessaires. Elle gardait les yeux fixés sur la falaise calcaire de l’autre côté, qui au ras de l’eau semblait proposer des antres où se fondre pour le reste des siècles.
La laissant ainsi le corps immobile alors que le soir tombait, je me suis approché de l’église romane et y suis entré. Sous une haute nef charpentée, deux travées de bancs occupaient l’espace. De l’autre côté du transept, l’autel s’ornait d’une croix aux branches dorées. La sobriété de cet intérieur me sembla un appel. Nulles fresques ou toiles aux murs qui eussent figuré les étapes d’un chemin, la visite était dépouillement. J’ai trempé mes doigts pour me signer et progressé dans l’allée centrale. Sur la gauche, aux premiers rangs, une personne était assise. Qu’elle le soit seule m’intrigua. Je suis resté en retrait, quelques bancs derrière ce profil dont un rayon, venu du vitrail Est, avait éclairé la pureté de l’ovale. J’étais cependant conscient de la gêne que je pouvais provoquer, imposant à cette jeune femme ma présence dans le dos. J’attendis à peine une minute qu’elle tournât vers moi son visage : il était éploré, de grands yeux y quémandaient quelque chose. Quoi, le silence ou bien le rapprochement des corps ? Je pris peur en pensant à la seconde possibilité. J’avais pu être pris pour celui à qui on donne rendez-vous sur un site de rencontres. La jeune femme s’est retournée vers la croix et, moi, je me suis levé. J’ai refait le chemin vers le fond de l’église, à pas feutrés.
J’avais fui, j’avais pris peur comme refusant la rencontre qui tout à coup avait pu se dessiner. Dans ma tête cependant, s’était gravée l’image de cet ovale sur fond de pierre blonde et d’objets de culte, l’incarnation de la beauté gagnée par la sérénité dans le silence d’un édifice dédié à la prière.
A l’extérieur, sur la droite, se mêlaient entre elles, par larges assemblages, des taches blanches, des sortes de posidonies. Leurs tiges fixées au fond de la rivière s’entremêlaient sans que les fleurs se laissent emporter par le courant. Elles fixaient le flux. Pourraient-elles fixer aussi les négatifs encore logés dans la tête de ma mère, faisant se dessiner clairement un visage à décrire ? Alors, as-tu trouvé ? me demanda celle-ci alors que la rejoignais sur la berge. Elle gardait le buste droit, une attitude dont la majesté exigeait que lui soit fait rapport. Trouvé quoi ? rétorquai-je tout en comprenant qu’elle s’était interrogée sur mon intérêt soudain pour le temple chrétien alors que c’était la présence sur la colline d’un temple bouddhiste qui m’avait convaincu de l’accompagner ; un festival littéraire aussi, organisé curieusement dans ce village oublié des foires, doté du seul viatique d’une boîte à livres.
Nos pérégrinations n’avaient rien donné, les lieux, guère suscité de réminiscences nouvelles. Il nous fallait persévérer, quitte à aller vers les gens et les interroger. A la terrasse d’un café du centre, Félix nous dit qu’il était chasseur et le plaisir qu’il prenait, lui, à se lancer sur la trace des bêtes. Le visage de ma mère lui parlait. Voulait-il nous contenter ou l’avait-il réellement croisée dans le passé ? Merci bien, Félix, et à la revoyure.
L’essentiel était de stimuler, le médecin l’avait dit. Que la quête continuât primait sur son aboutissement. Une rencontre ne valait que pour le travail qu’elle suscitait, le foyer qu’elle allumait dans un coin du cerveau, des braises pour maintenir les connexions cérébrales, des braises, pas de flammes qui eussent tout emporté d’un coup.
Dans le logis loué, c’est vers un cadre accroché au mur du salon sombre que se tourna le visage de ma mère. Son regard se fixait sur une photo en noir et blanc, une image bien désagrégée, comme éraflée par les griffes du temps, où on distinguait cependant un homme aux cheveux blancs tenant par les épaules un vigoureux jeune homme. Du visage de celui-ci, jaillissait une dentition d’une blancheur qui tranchait avec le décor vieillot – une façade de grange, un banc déglingué – un décor suggérant des lieux où on pouvait s’étonner que s’y trouvât alors installé un dentiste ou bien se réjouir que l’enfant que le jeune homme avait été eût échappé aux agissements de l’arracheur itinérant. Les yeux étaient rieurs et assurées, à rebours des airs contrits souvent vus sur les images prises en milieu rural de gens aspirant à rester tranquilles, à distance de l’importun arrivé avec son appareil. Ce jeune homme avenant était-il venu vers ma mère séjournant ici il y a bien longtemps ? L’aurais-je crue si elle l’avait affirmé, s’inventant possiblement une histoire d’amour ?
Je mis le lendemain le fauteuil dans le coffre de la voiture après avoir fait monter ma mère à côté de moi devant et pris le chemin de la colline que certaines obédiences disaient le centre du monde. C’était journée Portes ouvertes. Je laissai une dame prévenante, en attente de bien faire, pousser le fauteuil autour du stoupa, soixante-dix tours si vous le souhaitez, lui dis-je, et me dirigeai vers la grande salle où devait se dérouler une séance de méditation. Le soleil inondait l’esplanade à traverser. Sur les côtés, en contrebas, résonnaient des chants d’oiseaux sans doute désireux de marquer un territoire, que traversaient depuis plusieurs années bures écarlates et crânes dégarnis. L’odeur du tilleul embaumait l’air. Dans mes narines dilatées, pénétrait une envie nouvelle.
Je m’étais déchaussé, j’avais rejoint en catimini l’assemblée, m’asseyant sur un coussin du dernier rang. Par-dessus les bustes droits, se distinguait une personne, posée droite sur une estrade à côté d’un gong doré. Nous baignions dans le silence. Je portai à mon tour les yeux vers le Bouddha placé au fond au-dessus de l’officiant. C’est alors qu’ayant du mal à m’y astreindre et tournant les yeux de droite et de gauche, mon regard tomba sur l’ovale approché la veille.
Plus tard, dans la journée, je remontai seul à l’aire d’envol des voiles de couleur. L’inconcevable m’y attendait. Alors, que comme le jour précédent, je m’étais assis en bord de falaise, les pilotes démarrant leur course dans mon dos, l’espoir, la certitude même, chevillée au corps de ne pas connaître le décrochage comme celui dont une stèle fleurie rappelait le souvenir à quelques mètres, un manège inattendu attira mon attention. Un parapentiste expliquait avec assurance, au bord du vide, à une autre personne casquée dont la silhouette laissait penser à une jeune femme comment cela allait se passer. Vous courez en même temps que moi, n’avez rien d’autre à faire, vous nous sentirez décoller, ne regardez pas en-dessous ! Un vol en binôme, un baptême. J’en étais convaincu. De fait, me retournant vers l’aire en herbe de l’autre côté du fin ruban de bitume, je les vis se préparer, le pilote s’affairant au-dessus de la toile, la jeune cliente l’observant sans mot dire. Lorsque, voile gonflée, ils s’élancèrent d’un coup, la jeune femme arrivée à mon niveau, enfreignant les consignes et baissant les yeux, sinon vers les flancs plongeants de la falaise, vers moi, je reconnus l’ovale. Je n’en revenais pas. Était-elle allée méditer au centre bouddhiste plus tôt dans la journée dans le but de préparer son envol, laissant fuir ses pensées avant que le corps s’élève plus tard, libérant son esprit de tout pressentiment néfaste ? J’eus peur que mon regard, ce regard qui avait fui le sien dans l’église, eût pu la désarçonner. Puis, je pensai au harnachement dont elle s’accommodait avec cet homme tarifé : grand bien vous fasse dans les airs ! Ils atterriraient au bout de quelques minutes en fond de vallée. Après une descente en ligne droite, je quittai les lieux comme désireux, ce que je ne ferais pas, de partir en quête du site d’arrivée pour dire à la jeune femme, son inconscience, afin de me faire pardonner quelque chose qui s’apparentait à un refus ou un abandon, cette chose que j’avais commise sous les yeux mêmes de la Vierge dont je me souvenais maintenant, du placement de la statue à proximité de la croix dorée de l’église.
La quête de ma mère connût une issue le soir même. Une issue heureuse ? Je ne sais pas, tant le retour à la réalité peut entraîner désillusions alors qu’un fantasme reste peuplé de fantômes d’autant plus bienveillants que mis à distance ou exilés dans un pays éternel, sous un ciel sombre où s’entretiennent à tâtons les braises des instants enfuis. Cela se passe malgré nous.
Nous avions pris place au bord de l’eau, à l’extérieur du café du même nom, là où ma mère avait consommé le premier jour tandis que je m’aventurais dans l’église proche. La falaise sur l’autre rive renvoyait de manière atténuée les bruits de conversations dont les chants de quelques rossignols ponctuaient les inflexions. Alors que les rayons du soleil incendiaient encore le calcaire, la rivière, en cette chaude soirée de juin, apportait fraîcheur et tranquillité, le doux écoulement de l’onde ralentissant les pensées de qui la regardait. Les canoës avaient déserté la rivière, seul un nageur remontait le courant avec de longues brasses, regardant droit devant lui comme fixant un Bouddha nautique. Qui l’observait sentait ses propres muscles se délier, le nageur méditant poursuivant sa démonstration.
Il fallait aller passer commande au comptoir. Je n’étais guère pressé de le faire et goûtait au calme ambiant ponctué des noms, lancés par un employé depuis le seuil du café, des clients dont les plats demandés et payés d’avance étaient prêts. La journée s’épuisait comme tombaient les fleurs de l’arbre sous lequel nous étions installés : avec douceur. L’activité alentour semblait se réduire à la course des fourmis sur notre table pour aller d’un pistil à l’autre. Je me résolus à entrer dans le café dans l’intention de choisir nos mets. Par jeu, je donnai le prénom de ma mère, Elizabeth.
Autour de nous, se tenaient des propos dans différentes langues. Parmi elles, chez les couples d’un âge approchant celui de ma mère, en cette mi-saison, prédominait l’anglais. De fait, c’était des prénoms d’outre-Manche que lâchait le jeune employé de service : des Roger, Martin, Philip. La concordance avec le français amusait ma mère et elle ne cessa de répéter les noms précédemment lancés. Je m’attachai pour ma part à saisir quelques bribes des propos échangés par nos voisins. Ils évoquaient de sombres points : la guerre en Europe, la fermeture des frontières, la dégradation de l’environnement. Il fut question à cet endroit de carbon night, d’une nuit carbone dans laquelle nous pourrions nous enfoncer. Les visages des convives attablés tournèrent blancs, les mines se firent tristes. Il nous fallait à ma mère et moi progresser dans nos quêtes, la sienne et la mienne, pensai-je alors. Avant que s’assombrisse l’horizon et que périclite la vie jusque dans les vallées où se conserve la mémoire des premiers gestes de l’altérité.
C’est lorsque je m’inquiétai de savoir si notre commande n’avait été oubliée qu’un homme de forte corpulence sortit de l’intérieur du café en annonçant Elizabeth, à la manière anglaise, la langue entre les dents pour le th. Alors qu’il s’approchait de nous bien que je n’eusse pas fait de signe, je vis ma mère détourner le regard. Plus l’homme s’approchait, plus se dessinait devant mes yeux l’image griffée du salon sombre. Il s’en extrayait, comme sortant du cadre et traversait à la vitesse de la lumière l’intervalle nous séparant de l’époque où le photographe l’avait fixée sur la planche-contact.
Elizabeth, c’est vous ? prononça-t-il en français une fois arrivé à notre table, deux assiettes sur le même bras, et tenant un torchon de sa main libre. Elizabeth, c’est vous ? répéta-t-il en marquant cette fois une pause entre le prénom et l’interrogation. C’est elle, déclarai-je en étirant les lèvres d’une manière narquoise comme pour lui montrer que je l’avais reconnu. Il avait gardé ses dents, cette assurance qui devait ici faire de lui un entrepreneur avisé. Je crois vous connaître. Ma mère leva dirigea alors vers lui un regard humide. Ces yeux, dit-il, c’est toi…
C’était elle. La rencontre devait se renouveler. J’avalai la nourriture et proposai à ma mère de rappeler notre homme. Elle refusa puis se ravisa. Je me levai avertir Max et quittai les lieux, discret. Je partis vers l’église, à mon tour demandeur d’un dévoilement. Serait-elle encore ouverte ? Dans la négative, me restait le bar plus loin où épancher ma soif de fuir les rencontres. Ou bien de les appeler. Croiserais-je l’ovale au détour d’un corrédou ? Y devinerais-je sous le coton qui en suivrait la ligne vers le bas une poitrine avenante, un bassin appelant l’emplissage tel un Michon sous tension, cet auteur des hautes sphères dont le dernier travail portait le nom de la rivière proche ?
Je poussai le lendemain matin ma mère dans son fauteuil désormais léger vers le lieu de son rendez- vous, tout près du bord de l’eau et m’acheminai vers le manoir où s’ouvrait le festival de littérature. Sous la tente installée au pied d’un mur moyenâgeux, devant plusieurs rangs de chaises occupées, une animatrice aux longs cheveux blonds posait des questions attestant d’une vision claire des choses – une élégance discrète – à un auteur à la mode, venu à vélo. Je passai en revue les dos posés devant moi qui, arrivé donc en retard, m’étais assis au dernier rang. L’ovale était là dont la contemplation de trois-quarts arrière éteignit toute perception de l’intrigue qu’expliquait le premier invité du festival, tout intérêt pour le rôle de gloseur qu’il jouait.
Les applaudissements servis, le buffet le fut à son tour pour les membres du public qui, après s’être levés, se dirigèrent en une masse compacte vers la table dressée.
J’étais le lâche qui avait fui l’église, mais après tout celui aussi dont le regard avait saisi le sien en une situation périlleuse pour elle, celle où elle s’envolait au-dessus de la falaise dangereuse avec un initiateur inconnu. La chance, cependant, me souriait : j’avais lu l’opuscule dont le programme annonçait qu’elle le présenterait le jour suivant : je pourrais l’aborder en toute honnêteté même avec la possible fourberie du lecteur qui a des observations à faire sur tel ou tel aspect historique ou telle faute de syntaxe ignorée de l’éditeur.
A ma grande surprise, elle me parla de mon regard, celui que j’avais pu porter sur son coup d’audace. Oui, mon baptême de parapente, dit-elle. Assurément, vous m’avez fait peur. Peur, comme à l’église ? Aïe, aïe, j’étais pris. Non, comme dans une parenthèse enchantée, le vin aidant, nous parlâmes d’envol et de voyages : je l’intéressais. Je sentais son regard plus que pénétrer le mien, me pénétrer le lobe frontal pour gagner le limbique – le siège de l’émotion par en-dessous du cerveau –, comme le mien s’attardait sur les commissures de ses lèvres, le saphir de ses iris, l’outre-mer de ses pupilles. La dépasser d’une tête m’aidait, je dois dire, à plonger en elle, tel un archange de je ne sais quel niveau, que, cependant, une simple pression des doigts eût pu repousser. Je l’interrogeai quand même sur son ouvrage. Oh, je suis en ce moment sur un nouveau, me dit-elle comme voyant en moi, plus qu’un lecteur, une rencontre possible.
Ma mère me dit vouloir quitter le village, presque regretter y être venue, que les souvenirs heureux, parfois, méritaient d’être tenus à distance, repoussés dans le coin du cerveau, le cervelet ou autre zone obscure, où tenir un rôle de veilleuse réconfortante, sans plus.
J’avais pour ma part un 06. Si pour ma mère, l’épisode était clos, pour moi une quête impensée avait abouti à une rencontre. L’affaire avait pris corps.
* * *
Le souvenir de tout cela demeure en moi. Dans cette vallée qu’on dit berceau de l’Humanité, Estelle et moi avons vécu une parenthèse avant de voir chacun de nous deux repartir sur son chemin. Il fallait que cela restât un agrément.
Mais, ma mère partie, je sais que comme dans son cas se loge à tout jamais dans mon cerveau, quelle que puisse être désormais l’évolution de celui-ci, une photographie floutée, une planche-contact où toujours pourra se dessiner une forme de bonheur ; le souvenir pour moi aussi d’une émotion, plus encore que celui d’un rapprochement des corps où s’entremêlèrent une nuit nos membres et battirent nos tempes du même sang incandescent. C’est ce moment détaché du monde qui restera inscrit dans ma mémoire où, durant le buffet du festival littéraire, du brouhaha nous environnant se détachait le gazouillement d’un rossignol et que, tandis que, les fines lèvres d’Estelle formaient des mots dont je ne percevais plus le sens, des mots prétextes, les appâts que lançaient ses yeux brillants m’attiraient en elle. Je crois avoir connu alors quelque chose proche de la blessure, et en avoir gardé une entaille gravée dans la mémoire des sens.
Bravo François pour cette confession, réelle ou imaginaire, qui allie volonté d’ascension (sportive et spirituelle), gravité des masses qui toujours retombent, inarrêtable cours du temps et de l’eau… Le tout se concentre dans deux tensions en reflets : celle de la mère à la recherche d’un passé irrémédiablement perdu, celle du fils absorbé par son désir de foudroiement.
Merci à Gabriella Zalapi de t’avoir accompagné dans la finalisation de ce beau récit ancré en vallée de la Vézère.
Merci François! Je me suis régalé à te lire. De l’éloquence à profusion. Toutes ces figures (ovales) de style que tu déploies dans ton texte! Le vocabulaire soutenu, parfois rare ou spécifique, local. Voici un bel ouvrage François. Mais que font les éditrices et les éditeurs, bon sang?