Brasserie aixoise ou La tache

 

C’est le soir, me voilà avec Alicia, mon amie, on roule vers Aix en Provence. On réfléchit à notre soirée, non, on n’ira pas au cinéma, rien de bien folichon à l’affiche et on a faim. J’ai réservé au Jourdan, une brasserie aixoise dont on m’a dit du bien. Nous sommes installés dans le restaurant et je note tout de suite une grande promiscuité entre les convives. Les tables sont presque à touche-touche ! J’en fais part à Alicia qui me dit s’être fait la même réflexion. Fais attention à ce que tu dis lui dis-je! D’accord on va rester dans le politiquement correct !

A ma gauche immédiate se trouve un jeune couple et je suis attiré par leurs assiettes au contenu identique. « Je veux la même chose » me dis-je, mais je n’ose évidemment pas poser la question directement au monsieur et encore moins à la dame. Je vais trouver le serveur et, à voix basse, je lui demande quel est le plat en question. A ma grande surprise, il me dit : « Première à gauche. » Je reste un moment interloqué et lève le quiproquo. « Ah excusez moi, me dit-il, on me pose toujours la même question alors je suis en pilotage automatique. C’est du sauté d’agneau aux artichauts. » Je livre l’information à mon amie qui se dit aussi et aussitôt attirée par ce plat. « Très bien ce sera deux sautés d’agneau ! » Et que ça saute car les assiettes arrivent vite à notre table. « Elles sont chaudes. Attention de ne pas vous brûler ».

A ce moment là, mon voisin de droite, un homme d’un certain âge, me demande ouvertement de lui révéler le contenu de mon assiette. Décidément l’esprit moutonnier joue à plein puisque sa compagne abonde dans le même sens. Les agneaux se multiplient et sautent à qui mieux mieux dans cet endroit. Ce n’est pas beau de recopier, lui dis-je, narquois. On échange quelques sourires. Il vaut mieux que cette intimité imposée soit agréable. Le jeune couple, à ma gauche, a fini son repas mais la place ne reste pas longtemps inoccupée : un autre arrive, plus âgé. Une femme dont on pourrait dire qu’elle est bien conservée, si l’on ne s’exposait à des levées de bouclier, s’assoit, comme il se doit, sur la banquette et un monsieur aux cheveux blancs ébouriffés l’accompagne. Est il bien conservé ? pourrait me retorquer malicieusement Alicia. Mais, foin du virtuel, je reprends avec elle ma conversation qui porte sur le vin que nous avons commandé. « Il est tout à fait honorable dit mon amie »

Est-ce cette courte conversation œnologique qui a tout déclenché ? Toujours est-il que l’on s’agite sur notre gauche : mon voisin aux cheveux blancs hérissés a renversé son verre de vin sur son alter ego de gauche (il a aussi les cheveux blancs mais sa coiffure est beaucoup plus « classe », ses cheveux sont soigneusement ramenés en arrière et dûment pommadés). Le délit ? Une grosse tache sur le pantalon. Heureusement c’est un jean (classieux certes) mais malheureusement le monsieur taché et fâché ne l’entend pas de cette oreille. « C’est très ennuyeux dit-il. » Mon voisin ébouriffé se confond en excuses. Il va lui payer le pressing évidemment. Mais le monsieur distingué renchérit. « C’est le seul pantalon que j’ai et demain je dois présenter l’ouverture d’un festival de musique. Vous ne vous rendez pas compte ! Il y aura tous les media et même Renaud Capuçon, je ne peux pas m’y rendre avec un pantalon qui sent la vinasse ! » (il prononce le mot « vinasse » avec un dégoût prononcé en accentuant sa désinence). On appelle le patron pour savoir s’il y a un service de pressing express qui puisse réparer la bavure (le restaurant fait aussi hôtel) mais, non, le lendemain c’est dimanche et il ne fonctionne pas. Mon voisin hirsute ne sait que faire devant l’esclandre qui prend des proportions démesurées : les décibels sont en effet montés d’un cran. Sa petite femme vient à sa rescousse : « Envoyez nous la note, on vous remboursera. Si vous voulez on vous montre notre carte d’identité — Mais vous ne comprenez pas, cela ne résout en rien mon problème » vocifère le monsieur classieux qui semble sorti de ses gonds et qui n’hésite pas de façon surprenante à faire mention de son avocat. Le loup est sorti du bois. Les agneaux n’ont qu’à bien se tenir. Mon voisin perd patience. « Bon, dites moi ce que vous voulez que je fasse pour réparer ma maladresse et qu’on en finisse. » L’homme distingué réfléchit puis, à la surprise générale, il lance avec sérieux : « Vous n’avez qu’à nous payer le repas ! » et, sans autre forme de procès, il s’en va, suivi de la jeune femme qui l’accompagne.

Il y a de l’agitation dans l’air. « C’est un scandale, ne payez pas ! » dit Alicia. « Ces gens là c’est des mange merde !» dit mon voisin de droite apparemment désinhibé. On est bien d’accord mais la vieille dame digne pense qu’il faut clore l’incident une fois pour toutes. « On va payer ! » Le patron arrive alors et met un bémol à l’addition : il prend la moitié du repas à son compte. Ce ne sera donc qu’une trentaine d’euros. Mon voisin accepte et le couple s’en va un peu sonné tout en nous remerciant de notre soutien.

« Tu prends quoi comme dessert ?  — Une glace — Moi aussi. » Je ne sais ce qu’ont commandé nos voisins de droite qui sont partis en nous saluant. Les rangs se sont éclaircis. On peut enfin parler en toute liberté. « Finalement dis-je à Alicia ce n’était pas la peine d’aller au cinéma — Oui, ça te fait penser à quoi cette scène? ».

AB

 

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    11 Commentaires

    • Gervaise dit :

      Quelle scène aixoise ! Entre l’agneau et le vin, le festival de musique et la scène de théâtre, la brasserie et le pressing, on joue à saute montons de concert avec le narrateur et son Alicia! On n’a goûté ni au vin ni au plat mais on s’est délecté. Assurément.

    • Abraham dit :

      Bravo André pour ce texte savoureux où aucun des convives n’est vraiment à la noce ! Une scène de ménage entre couples digne du Dieu du Carnage de Yasmina Reza (ou de son adaptation filmique Carnage, signé Polanski) ! Et si le monsieur aux cheveux gominés « fait carnage » dans un restaurant où le sauté d’agneau est le plat de référence, ce n’est pas un hasard (« carnage », qui vient de carne, signifie « abattage des animaux »). Le monsieur aux cheveux ébouriffés – l’agneau (pascal en l’occurrence) – est littéralement « châtié de sa témérité » et sacrifié sur l’autel de l’indignité !

      • André Bellatorre dit :

        Merci pour ces pistes de lecture et ses clins d’oeil savoureux vers l’étymologie, les fables et le cinéma. Un retour pétillant.

    • Laure-Anne F-B dit :

      D’une certaine façon si le loup blanc ne perd pas le nord, et ne manque pas de faire savoir qu’il est célèbre comme tel, il perd la face en tournant un dos assez piteux et je gage que la jeune agnelle qui lui tenait compagnie, passée la première consternation, doit en rire encore.
      Quant aux agneaux des assiettes, ils n’ont pas moufté, apparemment.

    • Jacqueline L''heveder Guaffi dit :

      Oui, j’aime les commentaires. Ils sont autant de coups de cymbales, de rires de xylophones, de hululements de clarinette autour du texte.
      Double ration pourrait-on dire dans ce contexte, et sans tache aucune.

    • Sophie Chambon dit :

      Permettez, cher AB, que j’ajoute à votre tableau savoureux un accord mets-vin qui propose un rouge, pour faire tache de couleur …
      Plusc sérieusement, c’est Abraham qu il faut remercier d’avoir remis le couvert en tentant une référence ciné dont le titre subtil renvoie à votre interrogation finale. J’ai cherché vainement un prolongement dans la comédie américaine, italienne ou même française car la gastronomie et les repas sont souvent à l’honneur …même les disputes autour d’un gigot dominical chez Sautet . Mais s’il s’agit plutôt d’une arnaque, non au menu… mais une ruse pour filer en douce d’un vieux renard au poil ébouriffé…

    • Sophie Chambon dit :

      Je m’aperçois que j’ai quitté la table précipitamment moi aussi…Je finis donc la tâche commencée :

      Il s’agit plutôt d’une arnaque, non au menu, d’une ruse…car vous fustigez toujours nos moeurs aimablement, sans aucune cruauté.

    • André Bellatorre dit :

      Merci pour ce détour cinéphilique . C’est savoureux même si on ne reste pas à table. Le rebond sur le texte d’Abraham est d’autant plus pertinent que l’arnaque (on ne peut s’empêcher de penser à Paul Newman) résonne singulièrement avec carnage. Signifiants et signifiés mêlés.

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