Damages 2/4

Christian Viguié a obtenu le prix Mallarmé en 2021 pour son recueil Damages, dans lequel il parle de la mort de ses parents. Ce recueil comprend deux parties. La première, qui représente les deux tiers de l’ouvrage, est celle du père, la seconde est celle de la mère.  Partant de questions que lui a posées la revue Fragile, le poète nous livre quelques réflexions sur son livre. Christian Viguié est aussi dramaturge et romancier.
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Qu’est-ce que la mort du père et celui de la mère en les différenciant fait au langage ? Vaste question qui me semble complexe. Il m’en faut revenir au terrain nourricier, c’est-à-dire à ma petite enfance. Mon père était ouvrier et ma mère, comme bon nombres de femmes à ce moment-là, s’occupait de la maison, des trois enfants que nous étions et allait laver les draps dans l’eau froide d’un lavoir. Une vie rude donc, au milieu d’une cité ouvrière où le linge noircissait rapidement à cause des particules de suie qui voletaient un peu partout, où nous les enfants étions habillés semblablement comme si nous étions d’une autre époque.

Nous étions pauvres mais pas trop malheureux. Nous, les enfants, filles et fils d’ouvriers, nous étions en capacité de nous émerveiller. J’ai vécu au milieu de parents pudiques et doux. Dans leurs bouches, leurs mots étaient justes et bons. Je dirais bienveillants. Leurs paroles ne servaient pas à juger les gens mais à désigner et donner poids au monde. Sans doute, ai-je hérité de cela et me suis méfié d’un langage superfétatoire dont l’utilité, s’il y en avait une, était de se distinguer de cette classe sociale, de se prévaloir d’une petite bourgeoisie qui n’avait rien à envier aux personnages cupides, arrogants et ridicules que l’on retrouve dans les romans de Balzac.

Un double langage s’est construit à ce moment-là, celui pudique et humble de mes parents et un autre plus âpre reprenant ce que nous vivions et que nous ne savions pas encore appeler : la lutte de classes. Contrairement à mon théâtre ou à mes romans qui questionnent aussi le politique, mes poèmes ont choisi un autre chemin. Ils se débarrassent de la contingence immédiate. Dans « Damages » ou dans d’autres recueils de poésie, mes mots sont taillés dans le même bois. Je ne reprends pas des mots savants, je renoue avec un langage élémentaire qui me sert à saisir les sentiments ou les choses. C’est avec ce langage-là que je m’adresse à mon père ou à ma mère comme lorsque je leur parlais quand ils étaient vivants.

Ce qui peut paraître paradoxal, nous nous parlions peu parce que notre silence était communicatif, disait beaucoup plus de choses qu’un simple bavardage. Pour eux, comme chez les ouvriers ou les paysans, les mots avaient un poids réel, une valeur. A quoi bon les gaspiller pour ne rien ajouter ou ne rien dire ? Dans ce recueil, ce n’est pas la texture langagière qui s’est modifiée, c’est le sens du monde qui s’est brutalement vidé. Les mots étaient comme des petites bêtes qu’on avait éventrées. Il me fallait résister à cela. Retrouver une consistance même à travers cette insondable perte. Cette question trouve une réponse particulière dans ce recueil cependant elle continue à se poser inlassablement. Un des poèmes sur ma mère pourrait expliquer cela :

Depuis ta mort

quelque chose n’est plus là

comme les feuilles d’un arbre

auxquelles plus personne ne porte attention

Pourtant elles continuent de brûler

emportant avec elles

des milliers d’oiseaux rouges

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Quelque chose n’est plus là

comme si le jour manquait au jour

ou qu’une pomme roulait

entraînant dans l’herbe

la forme parfaite et définitive de la lune

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Il manque ton amour

pour désigner ce que peuvent être les choses

un puits ou un ciel

une prairie ou un simple verre sur la table

dont l’unique complicité

serait la barrière claire d’un silence

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Dès lors

comment pourrais-je m’accorder

ou trouver un quelconque mystère

entre un brin d’herbe et un soleil

entre une pierre et ton absence

entre les ailes d’un papillon

et tes paupières qui se ferment

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Comment pourrais-je contredire

la douleur d’un coquelicot

la nuit qui se froisse

avec le chant d’un merle

la croissance perdue

qu’il y a entre les mots ?

Un Commentaire

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Oui, votre poème parle droit dans la croix où ça fait du mal et du bien dans le coeur, la présence absence des aimés, la plaie et le legs…merci

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