Un instant à la fois très vague et très aigu…
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

Verlaine

La brume est quelque chose du matin. Quelque chose de rare ici. Un papier de soie déplié sur le temps consumé, une odeur fraîche de pierre d’église abandonnée.

Avant même qu’on ouvre la fenêtre, au mouillé qui passe dans l’air dès qu’on respire l’espace qui se tient devant les volets, on sent que la nuit ne veut pas finir, si blanche que soit la lumière qui filtre entre les lattes des persiennes. Il y a comme un tampon d’ouate imbibé qui bloque sur le palier de l’instant la porte du remisage bien réglé des films nés de la fumée obtuse du sommeil ; du coup ils persistent et flottent, et on en frissonne, car l’air humide pénètre la peau et fait désirer le nid chaud encore des draps alors qu’il faudrait que la journée puisse naître.

On résiste, on écarte les volets mais avec tact, pour que ne s’envole pas ce qu’on pressent de rare, ce lin blanc qui s’étend sur la ville et qui soudain vous enrobe comme un drap neuf, si frais et raide que la peau dessous devient grenue, chair de poule, où la vie du corps circule à nouveau, souterraine, et s’ouvre passage à petits coups de bec à travers les artères.

Devant les yeux, la ville est comme partie, et les rêves se répandent sur ces coulées crémeuses qui s’accrochent aux pointes de quelques toits ; il y a de la joie d’enfant dans cette rareté qui s’offre dans les contrées chaudes, une joie de qui entre dans un conte sans avoir eu à briser de miroir, une joie de déchirement, celle de la disparition et de l’empreinte, celle de la solitude du cocon, qui vous touche et vous tient, solitude amie comme celle de lire ; puis le blanc se pique de jaune, les yeux de hibou des lampes clignent un à un, font éclore d’autres fenêtres, qui éloignent peu à peu l’ombre blanche ; elles deviendront une à une la vraie ville, aux géométries connues, où le quotidien dessinera des maisons aux contours nets, barbouillera des agendas.

Mais pour l’heure, cela se défait en gazes, en bourres de coton, en effilochées de barbe à papa, en lambeaux de Peau d’Âne, de princesses reparties à regret sur le carrosse de l’aurore aux doigts bleus.

Car les mains froides de fées lues ou songées prennent leur temps pour lever le voile sur la vraie vie, pour chasser comme des mouches, en agitant ces étoles, toutes les noces portées par la nuit, de peau, de sang, de larmes, de don ou de néant.

C’est ainsi qu’elles dansent, ces mains, à cache-cache avec les rêveurs de tout poil, dans le matin de brume.

Quelques-uns verront des plumes leur pousser aux phalanges, et ils coudront au jour commun à tous une doublure ouatée multipoches d’un jour autre et simultané, planque pour les brouillons des promesses, des deuils et des mercis de la nuit ; ils l’enfileront inattentifs, les yeux ouverts sur le soleil qui s’affirme accroché à une vapeur en allée, et ils trouveront d’instinct où y glisser leurs ailes.

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    8 Commentaires

    • Françoise SALAMAND-PARKER dit :

      J’aime tous tes textes sur le soleil, la neige, le vent…la météo en poésie, quel régal!

    • « Ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille,
      Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor… » VERLAINE
      …de ce matin de brume qui s’étend sur cette ville
      enrobée « d’ombres blanches » en allée hors du temps

      Merci de la laisser ainsi dans le suspens…

    • Sophie Chambon dit :

      J’aimerais bien laisser en suspens …
      cette brume que tu vois, que tu ressens si fort . A la fin de cette nuit d’équinoxe, le frais saisit, pique sans transir, en regardant scintiller, clignoter aussi, les dernières étoiles. Et puis, la lumière déchire le ciel qui bleuit, vite trop éclatant pour moi, tu le sais. A ma petite hauteur haïtienne, point d’effilochages sur les tuiles huilées. Seuls les nuages sauveront du blanc dans le bleu, un rien trop vigoureux. Et le soleil traversera les vieilles vitres de la plus grande chambre. Mais grâce à tes phrases partageuses, nous aurons pris quelque hauteur nous enroulant dans tes mots doux.

    • Ariane Beth dit :

      Oui ton parcours météorologique si poétique et personnel est un régal. La brume s’y fait (presque) amie, m’incitant à (presque) accepter de passer à l’automne, où s’enrouler dans son cocon peut être un plaisir. Parce que sinon (j’y vais moi aussi de ma citation) je sens plutôt les choses à la façon de papy Hugo « L’automne est triste avec sa brume et son brouillard/ Et l’été qui s’enfuit est un ami qui part ».

    • Olivier Guéritaine dit :

      « Il faudrait que la journée puisse naître » : oui, c’est tout à fait ça. Par moments, le couche-tard que je suis se prend à rêver aux joies que procure l’aurore, avec ses promesses et cette fraîcheur que tu décris.

    • ALZIEU Bernadette dit :

      Merci pour ce beau texte plein de poésie qui invite à se poser et à ressentir ce que la nature propose, même au milieu des toits! …c’est toujours un plasir de te lire!

    • André Bellatorre dit :

      Avec ce matin de brume nous voilà à nouveau dans notre élément. Nous assistons un peu rêveurs au lever de rideau du jour quand le tissu de la nuit se défait. Le voile se lève peu à peu et s’envolent ou se déchirent mollement les papiers de soie, les gazes, les étoles, la ouate plus ou moins doublée qui occupent encore la scène. On est encore dans un cocon qui s’effiloche mais pas pour longtemps puisque disparait peu à peu la dernière roue du carrosse aux doigts bleus…
      Merci Laure Anne.

    • Jacqueline L''heveder Guaffi dit :

      Quant les images fortes, emplies de sensations chevauchent la simplicité, qu’elle est belle la course de l’écriture, comme elle nous arrache à notre quotidien, devenus les malvoyants que nous sommes à force de trop et mal le regarder… Merci donc et j’attends la suite le temps a de telles nuances.

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