Mars finit en printemps, avril suit de son mieux, et la sève devient folle, et les crânes, les cous, les mains sortent des laines comme d’un sarcophage : les os savent ce qu’ils peuvent tirer du soleil après les empaquetages de l’hiver, et ils aspirent à pomper dans la lumière tout ce qui les rend plus costauds, plus heureuse la chair qui les meut. Désir fébrile d’été. Quelques braves se baignent déjà, ou se dénudent sur les plages, mais une petite brise d’ombre avise que non, pas d’un fil même si on ignore le dicton, non on ne range pas les vêtements d’hiver.

Car, après quelques petits matins de ciel vif, qui claironnent quel grand soleil vital se propose au jour, on ouvre ses volets sur des nuages cendrés, de l’eau dans l’air, et du froid dans l’eau, et on sait que la lumière, tout le jour peut-être, va nous manquer parce que le printemps fait comme il veut ; en bon ado, il se doit d’être ronchon autant qu’exalté, de nous prendre à rebrousse-poil, de fondre en larmes pour un rien.

La bouderie s’attrape, mais on fait face de son mieux aux pleurnicheries versatiles du ciel.

On sait. Au moins les plantes, les arbres, les herbes, et toutes leurs floraisons, même en ville, sirotent sur les balcons, dans la rareté des parcs d’ici, dans les trous des trottoirs, tout ce fluide qui poussera la sève et les couleurs dans les fibres du bois, les tiges, les pétales, et qui  imposera la vérité du végétal, en squattant tous les recoins de la ville où trois grains de terre se seront réunis, tous.

Il n’y a que la pluie pour faire accoucher tout ce minéral, édifices, ports, béton et sel, du tonus de la germination ; sinon, les éclats solaires sans égards d’avril étoufferaient dans l’œuf la dilatation vitale, l’expulsion libératrice, le droit au monde d’un peu de ce monde.

C’est ainsi qu’il y a bien longtemps, sur les quais du port, deux arbres sont nés de ces convulsions de la graine et d’avril, un laurier, un figuier, aujourd’hui plus vieux que les vieux des bancs autour ; et les jours maussades d’avril, on voit leurs cuirs boucanés et leurs bourgeons nouveau-nés téter la douche du ciel.

C’est ainsi sans doute qu’aussi la moëlle de nos os s’abreuve sous nos habits trempés.

D’ailleurs le ciel ne tarde jamais à retrouver un soleil gamin qui enjambe les toits et signe d’un arc pâle traité avec le grain ; ou bien l’hiver dispute à nouveau le terrain, et un coup de mistral envoie la pleureuse chez les Grecs ou plus loin, et force les plantules à se cramponner à leur peu de boue de toute la maigreur de leurs pattes.

Quelques-unes survivront.

Mais la pluie de printemps aura fait son dû.

Que la grisette en soit remerciée.

Nous sommes apprentis têtus du temps : même mouillés ou mélancoliques, nous avons notre partie à chanter avec cette pluie aux gris de laine.

Que, quand ça lui prendra, il lui plaise encore de tirer sur les rues, toute la journée s’il le faut, un de ces rideaux sonores, de ceux qui, au seuil des fermes ou des épiceries, laissaient passer entre leurs gouttes de plastique l’air et les bienvenus, mais pas les moustiques ni ceux qui ne regardent chez les autres que pour contenter leur nombril.

Qu’il descende, cet écran liquide de perles du pauvre, claires et timbrées prl, prl, prl, prl, qui donnent soudain au son de nos phrases domestiques, derrière les vitres, la poésie de leur pacotille, une ponctuation qui en change la résonance. Qu’elles s’imposent même, qu’elles ferment les bouches, et ouvrent les oreilles à l’infini des bruits que produisent leurs chutes, quand, contrariées par l’obstacle et ses matières, elles s’épanchent, éclaboussent, ou rebondissent de tuile en métal, de métal en asphalte en vortex, ou entre pneus et asphalte. On aura droit à une belle coda percutée de billes effervescentes qui s’éloigneront lentement, prl, rien, prl, rien, rien, prl, rienrienrienrien, pp rrr rien lll l.

Dans le silence d’après, quelques oiseaux des villes trouveront l’écho de cette goutte finale où renouer le fil de leurs mélodies du nid.

Elle aura rincé en nous le poignant des désirs de peau à l’air et de cerises, et planté de la patience vive bien au-delà des cerisiers.

Demain, dans une lézarde entre deux tags, un soleil rouge au noyau noir, le premier coquelicot mordu par nos yeux : il fera, dans toute notre chair, juter le rire d’un enfant absent.

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    9 Commentaires

    • Sylvie Mellet dit :

      J’adore la comparaison du printemps avec un ado capricieux !
      Merci pour ce texte alerte, qui rend justice au chant de la pluie, à sa bienfaisance nécessaire, et qui fait prendre patience lors des jours gris et enfermés.

      • Laure-Anne F-B dit :

        Je m’émerveille toujours de la continuité du vivant, envers, contre, et dans la jungle des villes, pas si pétrifiée qu’elle en a l’air…Mais c’est vrai que parfois, il faut beaucoup d’attention et de foi pour que ne dominent pas le bruit et les échafaudages…

    • Françoise SALAMAND-PARKER dit :

      Tout comme on a entendu le vent friponner sous la plume de Laure-Anne, on entend la pluie printanière, promesse de toutes les germinations, tomber doucement. Un régal pour les oreilles.

    • BERENGUIER JEAN PIERRE dit :

      J’adore l’agilité avec laquelle tu évoques en nous les sensations que dame nature provoque quotidiennement.
      Merci Laure-Anne.
      Jean-pierre d’Irène

      • Laure-Anne F-B dit :

        Merci Jean-Pierre, très touchée par ton commentaire, qui me réjouit, parce qu’il dit que mon poème a suivi le chemin vers lequel je l’envoyais, celui de l’attention à la continuité du vivant et des phénomènes naturels, même malmenés dans la grande ville bruyante et dense.

    • Ariane dit :

      Je ressens devant ce texte la même chose qu’avec celui sur la neige : j’admire la beauté des mots en ayant la chose en horreur. Mais j’y pêche cette notation : la pluie plante la patience en nous. Très beau, très juste. Ainsi essaierai-je de la regarder désormais.

      • Laure-Anne F-B dit :

        Oui, cette eau inconfortable, sauf quand doucement tiède en été, est aussi un fort trait d’union entre nous et la nature, j’aime bien dire le reste du monde plutôt, l’autre du monde, avec qui nous cheminons, mm au milieu de nos pierres des villes, et qui n’est jamais loin ; et cette continuité nous porte dans un mouvement de temps proche et de temps large, en amont et en aval de nous, d’où la patience.

    • l'heveder dit :

      L’orchestration de la pluie me ravit, la vigueur du texte aussi, quelles joutes en ce printemps…

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