« Mais où sont les neiges d’antan ? » F. Villon

A G.B., à ses grandes fenêtres ouvertes sur le froid de la neige.

 

Ça commence par les yeux, une hypnose, dans le blanc qui emmaillote l’horizon, le paysage autour de vous se fait chrysalide, berceau, une naissance surnaturelle s’apprête et vous la sentez, tout près, tout autour, chargeant l’air que vous respirez, devenu soudain clair et affûté dans vos bronches, un air de flûte qui défie la Nuit en flirtant avec elle. Moins de lumière, mais la promesse éclatante du blanc.

Et puis ça naît, ça accouche dans la douceur ; en fait, ça naît comme Zeus ensemencerait, avec de l’or en poudre, en gouttelettes froides de blanc solide, puis de très petites bourres de layette pelucheuse, puis les contractions s’accélèrent ça tombe plus vite, plus fort, et enfin ces plumes plus larges, arrondies ou en oeuf, plus lentes à nouveau, naissent du ciel (mais est-ce du ciel ou du giron du paysage pénétré par le ciel ?) ; ils ont l’élégance désinvolte des chats : dans leur danse, légers comme le bout des doigts frais d’un enfant, ils vous caressent le visage – ce n’est pas qu’ils le veulent, vous leur êtes indifférent- mais vous, vous riez de ces frôlements répétés sur le bout de votre nez, comme de la roucoulade d’un bébé qui voit passer une bête.

Puis soudain, ça se pose là ; car tout ça ne s’est pas continûment couché sur la terre en vain, et la grosse bête est là, jeune et vigoureuse, le sommeil léger sous sa pelisse lumineuse. Et voilà qu’il vient un teint de vierge à la peau grise et ridée de la montagne, qui tète par en-dessous son eau de vie, justifiée de son écrasante minéralité par ce don de beauté insoutenable qu’elle vous fait.

Et son mutisme, son silence goulu font croître ensemble en vous cette joie et cette colère que peut donner le besoin de boire le mystère de la beauté, et qui la rendent plus aiguë, plus cruelle. La beauté de la neige ne cache rien, elle révèle que la nature n’est que silence si vous ne lui donnez pas vos mots et votre amour, l’acuité de votre désir.

Car le lissé blanc et propre de ce mur d’eau souple sur les murs des roches appelle la peau, la main, le toucher, vous invite à rendre à votre tour à la neige, sans pudeur, la caresse désinvolte et fugitive des flocons, de vous coucher sur ce qui s’est ainsi longuement couché dans la patience. Mais si vous caressez la fourrure d’une bête fauve, vous serez payé de votre désir d’un coup de dent. La neige mord, et vous le savez, et sa mauvaise humeur vous ouvrira la chair, infusant un froid qui pourrait être mortel, vous grelottez, vous frissonnez, votre corps s’arc-boute pour mettre de l’ordre dans votre chimie, puis c’est l’anesthésie ; vous la haïssez alors, la neige.

Je te saisis, mes doigts sont bleus, mes orteils gris, je suis pierre.

C’est dans cette hostilité que je peux t’aimer, grande bête aux dents acérées, «regarde-moi, ne me touche pas. » Non, ce n’est pas toi, bête blanche, qui es en cage, c’est moi, rétractée au chaud derrière les fenêtres, âme et yeux écarquillés devant cette impossible fusion avec une force sans états d’âme.

Alors, je me souviens qu’enfant je désirais la neige, absente rêvée dans nos cocons de Sud, qui venait, jamais assez à échelle d’enfance, y parader, se donner à toucher : boules de neige, froid dans le cou, « allez, couche-toi sur moi ! ». Pour les enfants les ours blancs sont des peluches.

La neige, la neige aux mille noms dans tant de lieux, montagnes, steppes, toundras ou pays, la neige, je ne peux l’admirer, la rejoindre, qu’en la nommant encore et encore, invocations, oraisons, actions de grâce et malédictions, avec ce mot unique, neige, avec l’inexpérience d’une oie blanche qui n’ira pas dans des bras dangereux, avec ma langue qui l’expulse à regret, « neige », en suçotant son nom comme de la menthe forte, en mettant dans ma bouche cette syllabe ouverte comme quand l’haleine se fait visible et fond son blanc fumeux dans le grand blanc, « neige », trois sons amortis qui s’étirent au ralenti sur deux lettres de trop, i qui s’est tu désormais mais résonne en dedans, e, muet comme le plus attendu de ses cadeaux, le silence ; le mot « neige », fait de la bouche un cocon chaud protégé des dents blanches du froid.

Mais son seul nom ne lui rend pas toute justice.

J’ai compris bien tard que la neige ce n’était pas qu’une affaire de sports de glisse, de punchs, et de solariums, un dictionnaire de branchés initiés, un bronzage de loup blanc.

J’ai compris bien tard d’où aimer la neige, entendre son silence musical.

Glacier de la Jungfrau, surplomb sur la valse des vallées, oratorio blanc du soleil sur le cru du ciel bleu ; menant le chant, ce net de la neige sur la glace, tellement abstrait et limpide, si loin, si grand et si seul malgré les fournées de touristes venus comme moi y béer, y pleurer de surprise éblouie, si haut dans la montagne au-dessus du vivable, qu’on dirait un concept inconnu soudain dessillant nos yeux, notre entendement. Y avait-il de la neige sur l’Horeb aux temps des pactes frappés dans la pierre ?

Et il me faut désormais approuver ce blanc qui écrit en moi une partition intime et pleine d’élan, comme font en chœur les flocons : humbles et muables, étoiles éphémères, mosaïques imitées par la main et le compas longtemps avant que des lentilles de verre ne dévoilent aux humains leur géométrie, cadrans invisibles de temps innombrables, un à un ils épellent sans bruit la beauté précise de la lumière.

Ces mots de neige sont pour les frères humains, mais il fondent, ces mots qui passent, sitôt posés sur le blanc de la page, à la chaleur des yeux, ou dans le sec des pages non lues..

Oui.

Tout comme se défont nos neiges, celles qu’on disait naguère éternelles, et que mes mots d’amour ne sauront détourner de la boue de la fonte.

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    15 Commentaires

    • Sophie Chambon dit :

      On aime vraiment la découverte très personnelle de cet élément naturel fascinant, de la naissance à sa disparition.
      Une révélation tardive peut-être mais décisive qui te pousse à l’apprivoiser, à te mesurer à elle, à mains nues, surtout que par chez nous, cette étrangère fait peur…
      Évidemment, d’autres la pratiquent en force dans les villes d’altitude… Ce n’est pas le même appel ….

      Les enfants demandent  » Y’aura t il de la neige à Noël ? » Si elle n’advient pas, restera toujours à se régaler des « Christmas songs » qui en parlent au chaud, autour du foyer.

    • Françoise Parker dit :

      Un très joli texte avec un dégradé de vocables qui prennent en compte toutes les différentes sensations que procurent un phénomène atmosphérique magique et dangereux…

    • Françoise Parker dit :

      procure…plutôt

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        Merci Françoise ! Oui toujours ce danger de l’extrême, vierge et indompté à l’infini, infiniment blanc!

    • l'heveder jacqueline dit :

      Magie de la neige dans le kaléidoscope de tes mots et de tes sensations. Ai toujours aimé la neige pour les raisons que tu décortiques et pour le coup je me sens en manque de…
      à suivre…

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        La nature extrême nous promène toujours dans la beauté et sa métaphysique, creusant d’infinis et impossibles désirs de fusion…

    • Ariane Beth dit :

      Magie de l’écriture : je suis admirative devant ce texte aussi sensible que virtuose, malgré mon horreur quasi phobique de la neige. Une sensation d’enfermement, de désolation, une angoisse d’ensevelissement … Mais bon, de loin, sur de hauts sommets, avec une belle lumière d’aurore …

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        Marcher dans la neige sous le soleil en montagne, une découverte tardive un peu poussive mais heureuse, une parenthèse, mais vraiment tout ce blanc irréel libère de l’écrasement gris et brun du plomb de la montagne , envoie dans les étoiles et l’origine.

    • C’est comme un voyage inattendu qui m’est tombé dessus. Un voyage au pays blanc. J’étais habillée de poésie. Précisément au moment de Noël. Féérique.

    • Alzieu Bernadette dit :

      Je suis le flocon qui a disparu littéralement dans ta prose. Donc, tu mérites le flocon d’or de la poésie.
      Poses le bien sur ton armoire à secrets pour qu’il t’illumine à jamais…

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        Merci Bernadette, d’être venue te promener sur ma neige avec délicatesse et amitié ! Bonne fin d’année et meilleurs voeux 2020 !

    • Michèle Monte dit :

      Beau trajet dans la neige, fascination et peur, étreinte impossible et invitation à l’écriture…
      Tu as lu « la grande neige » d’Yves Bonnefoy ? Ce sont les poèmes de lui que je préfère.

    • André Bellatorre dit :

      Prose neigeuse qui annonce magnifiquement « la promesse éclatante du blanc ». Elle commence par « ça commence » ( !) et se termine par « fonte ». (On s’imagine dans un texte de Francis Ponge où l’objet coïncide avec le texte qui l’écrit et se termine par la métaphore de la page blanche). On suit sa naissance à travers le cocon neigeux, la chrysalide, l’accouchement puis ça s’emmaillote et on est déjà au berceau. Tout n’est que caresse, frôlements, flirt. Il ne lui manque que la parole (mutisme de la neige). Mais la métamorphose de la belle a lieu comme dans un conte et la bête apparaît. Ce n’est plus tout à fait la même musique : la caresse de la fourrure neigeuse ne se fera pas sans risque de morsure. Alors avoir une dent contre la neige ? Non. Cet univers du conte nous transporte dans l’enfance et la prose prend un tour autobiographique que l’on suit volontiers : le fil (ou le film) cousu main nous conduit au plaisir musical et à l’approbation du blanc même si la fonte boueuse de la neige peut parfois assombrir le tableau et engendrer la mélancolie. Merci.

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