Pour ***

1

Je viens d’entrer, je te lis.

Rien, pourtant, n’aurait dû me faire venir dans ton écriture. Me faire entrer dans ta vie. Il y avait simplement cet après-midi maussade où, par désœuvrement, j’avais poussé la porte de cette librairie au 37, rue Victor Hugo. Il me semble que c’était hier : ç’aurait aussi bien pu être l’année dernière, ou un siècle plus tôt. Puisque je n’étais pas encore né à ton souvenir.

Ce livre, tu l’as écrit. Tu l’as écrit pour moi, j’y figure, et je ne te connais pas. Pas encore. Néanmoins, c’est bien à moi que tu parles, c’est bien moi que tu apostrophes. Ce livre, c’est toi.

Il est un bout de ce qu’on est et un bout de ce que l’on voudrait être, un bout de ce qui est, un bout de ce qui ne sera jamais.

La librairie, rue Victor Hugo, car il y a toujours une rue Victor Hugo dans toutes les villes de France. La vitrine, pour attirer le chaland. A l’intérieur, des livres, posés à plat sur une table, sur une autre, et puis une autre encore. Des étagères et leurs rayonnages, contre les murs, avec des livres. Pourquoi ai-je choisi ce livre-ci ? Il m’attendait, placé sur la troisième table, une pile de sept exemplaires, entre deux piles un peu plus hautes. Rien, a priori, ne me prédisposait à le prendre, mais je l’ai pris. Couverture blanche, sans illustration ; titre, auteur ‒ ton nom ‒, éditeur, le tout en caractères Garamond noirs, majuscules, gras. Je l’ai retourné : pas de prière d’insérer. Tout blanc, comme ma mémoire.

J’aurais pu le reposer, je l’ai ouvert.

J’ai lu.

Toi.

J’ignore où tu demeures, où tu travailles. Pour moi, je sais, même s’il m’arrive d’avoir des doutes, parfois : vendeur. Je vends des jouets anciens, dans une boutique du centre ville. Quand mon patron m’a embauché, jadis, il m’a demandé quelle était ma formation, si j’avais déjà une expérience de la vente. J’ai répondu oui. Dans quel domaine ? J’ai vendu du rêve, autrefois. Et pourquoi alors avez-vous arrêté ? Parce que j’étais mon premier client, et que je ne me faisais pas payer, alors, j’ai dû mettre la clef sous la porte. Voilà ce que je te raconte tandis que nous discutons dans le magasin, parce que le libraire est discret et qu’il n’y a pas de clients, juste avant la fermeture. Nous sortons ensemble, sur le trottoir mouillé. Tu me dis deux choses. La première : tu viens boire un verre chez moi, maintenant ? La seconde : si tu veux, demain, nous irons à ton ancien magasin, voir si la clef est toujours sous la porte.

Nous éclatons de rire et je te suis.

J’ai ri, mais je sais très bien que tu irais vraiment, demain, dans mon ancien magasin. Nous marchons, et je voudrais qu’il pleuve pour ouvrir mon parapluie noir et que nous nous glissions tous les deux dessous, forcés de nous serrer l’un contre l’autre car il est trop petit, et qu’en plus une baleine est tordue. Parce que j’aimerais voir le reflet de tes jambes sur l’asphalte mouillé, et dans les flaques d’eau. Mais la pluie a cessé, les rues ont séché, et je balance inutilement mon parapluie au bout de mon bras. De temps en temps, je fais des moulinets avec, et cela te fait rire. Tu ris beaucoup, et j’aime bien, et si je fais des moulinets dans l’air avec mon parapluie c’est que je suis heureux, heureux de t’avoir rencontrée. Même si je ne vois pas le reflet de tes jambes dans les flaques d’eau.

2

Cinquième étage.

Comme ça, pour jouer, je grimpe quatre à quatre la dernière volée. Puis j’entre sur tes talons.

Je fais semblant de ne rien voir, mais je vois tout, et je suis séduit. J’aime le désordre de ton appartement. J’aime ses couleurs de feu. J’aime ces livres qui traînent un peu partout et dont l’un, peut-être, est celui où je viens d’entrer. Le tien, celui de ta vie. J’aime cet appartement, parce qu’il est empli de toi, que tu le satures de ta présence alors que je ne te connais pas encore. Par les fenêtres, on voit la ville, elle est grise. Il y a un cimetière, en contrebas ‒ quelle idée ! Je te dis : le temps est à la pluie, tandis que nous trinquons. Tu me réponds :

Tu n’as rien d’autre à me raconter ?

Si, certainement. Beaucoup, beaucoup de choses. Jusqu’à plus temps. Mais vois-tu, j’ai du mal à parler, à m’avouer. Je n’ose pas. Ce que je ne te dis pas en revanche, c’est que tu m’intimides. Tu m’impressionnes d’autant plus que tu te crois banale alors que tu es belle. Belle et habile, car peu à peu, sans que je m’en rende compte, tu m’amènes à parler, parler, et tu me réponds, et toi aussi tu parles, et ainsi jusqu’au cœur de la nuit.

Combien de temps avions-nous retenu cette parole au plus profond de nous ?…

Les draps sont froissés. Ils sont couleur de feu, et les mêmes que j’ai vu traîner, hier soir, dans ta chambre, par l’entrebâillement de la porte. J’étends un bras sur le côté, passe la main sur le drap : il est froid, déjà, mais le creux qu’il dessine, garde encore enfoui en lui le souvenir de ta présence endormie… Une douche. Moi, j’embauche plus tard que toi, j’ai le temps. Je me permets un café, dans ta cuisine, où le désordre me fait sourire. Sur la toile cirée de la table, un papier, bien en évidence. Cette évidence me dit qu’il m’est destiné.

Je le prends, je le lis, comme j’ai fait, dans une autre vie, de ton livre : « A ce soir, peut-être… ». Avec virgule, et points de suspension.

Le texte, je le comprends, tout de suite. Sa transparence me saute aux yeux. Peut-être à tort : il faut savoir se méfier des certitudes, surtout celles qui nous sont propres. La ponctuation en revanche, je ne la comprends pas. Je la tourne et la retourne dans ma tête sans parvenir à la déchiffrer. Allez ! Une énigme de plus à mettre dans mes casiers…

Neuf heures et demie, il faut que j’y aille. Je sais que je reviendrai. Mais si, la porte claquée, je ne peux plus rentrer ?… L’instant d’angoisse s’apaise vite, et je hausse les épaules : tu m’ouvriras, bien sûr !

En arrivant au magasin, je fouille dans la poche de mon pantalon, pour prendre la clef. Je la sors mais viennent avec elle, comme s’ils y étaient accrochés, la virgule et les points de suspension. Je souris, j’ai compris : je pourrai revenir.

A midi, je travaille et ne peux pas te voir. C’est comme ça : même aux heures du repas, on vend des jouets. Les enfants n’arrêtent jamais de s’amuser et nous, au magasin, nous devons fournir la matière de leurs jeux. S’ils ne jouaient pas, le monde cesserait de tourner : ça, c’est toi qui me l’as dit, un jour, plus tard. Tu l’as même écrit, dans ton livre.

Entre midi et quatorze heures, j’ai vendu une toupie en métal, trois voitures miniatures, qui possèdent des brillants pour indiquer les phares et un capot qui s’ouvre avec un pneu de secours à l’intérieur, une dînette entière et le buffet de cuisine pour la ranger, deux marionnettes au bout de leurs fils, l’une représentant une sorcière sur son balai, et l’autre un polichinelle avec sa bosse. J’ai vendu une boîte à musique, aussi, avec la danseuse en tutu rose qui lève les bras au ciel et tourne sans fin sur elle-même au son d’une chanson un peu aigrelette…

Et puis une petite volière.

3

Le soir, après avoir fermé le magasin avec la clef, la virgule et les points de suspension, je cours t’attendre à la sortie du supermarché où tu officies. Je traverse au feu vert hors des clous, je zigzague entre les voitures, je navigue le long des caniveaux, je bouscule les piétons, je glisse à califourchon sur les rampes des escaliers, je manque m’étaler en butant contre la bordure d’un trottoir : il ne faut pas que je sois en retard. Il ne faut pas que je te perde. J’arrive au moment où tu sors, tellement essoufflé que je suis incapable de parler. En souriant, tu me dis : De toute façon, je t’aurais attendu.

Efforts inutiles, alors, mais mon cœur bat pour toi.

Je t’invite à prendre un verre. C’est un bar à vin, un peu à la mode, mais où l’on se sent bien. Les sièges sont bas et confortables, de vrais fauteuils. Il y a du monde dehors, des gens debout, qui parlent, qui boivent et qui fument. Nous nous faufilons jusqu’à la seule table libre. Tu dis au garçon : Je prendrai une bière. Et tu précises : Une bière allemande, en souvenir d’une chanson de Léo Ferré. Le garçon te regarde, ahuri, j’en profite pour commander un verre de vin d’Espagne, rouge. Pourquoi d’Espagne ? me demandes-tu. Je te réponds : Parce que le vin d’Espagne sent le soleil, et la poussière jaune des arènes où les taureaux suent, tremblent, puis agonisent. Sang et or. Le garçon apporte nos consommations, agrémentées d’olives. Vertes. Nous trinquons, ta bière contre mon vin.

Je te regarde. Tu me souris.

Je sais que tu écris, et que c’est dans un livre que je t’ai rencontrée. Dans ton livre. Cela me fait chaud au cœur. Au fond de tes yeux, je lis du mystère. Tous les écrivains portent du mystère en eux : le tien est fait de vaporeux nuages blancs. Je me demande si un jour je parviendrai à le percer, et je pense que non, pas totalement ‒ je n’ai pas appris à voguer sur les nuages.

Tu me confies : ce midi, je suis allée à ton ancien magasin, celui où tu vendais des songes. Je rectifie : du rêve, je vendais du rêve. Tu me regardes, surprise, et me demandes : Ce n’est pas la même chose ? Je te réponds que non, et que par exemple, toi, tu es un rêve, que je visite en songe, mais pas l’inverse. Tu ris. J’aime ton rire. Il rend la vie plus légère. Tu es légère. Tu continues : Sais-tu ce que j’ai trouvé, là-bas ? ‒ Non. ‒ Regarde ! Tu ouvres la main, je me penche, je ne vois rien. Tu me dis : La clef !

Et où était-elle ?

Sous la porte !

Je suis ému. Mon corps s’intronise impatient du tien, mon âme de la tienne. Cette nuit, je dormirai chez toi, dans ton lit. Contre toi. Tu demandes : parmi les draps froissés ? Je réponds oui.

Admettons qu’il pleut, à présent : ce sont les nuages blancs qui s’ouvrent. Nous sommes sortis du bar à vin, il pleut parce qu’il fallait qu’il pleuve, tu l’avais de toute façon écrit dans ton livre, celui à la couverture blanche, et aux caractères en Garamond. Tu as glissé ton bras sous le mien. Sur les trottoirs, je fais des détours, exprès, pour te faire passer au-dessus des flaques d’eau. Et là, dans les reflets, je vois tes jambes, jusqu’en haut de tes cuisses.

C’est doux.

Je marche tête baissée pour mieux voir, et je me cogne le front contre un réverbère éteint. Il s’allume, et toi tu pouffes en t’exclamant : Bien fait ! Cela t’apprendra à regarder les jambes des dames !

Et comme nous marchons ainsi, bras dessus bras dessous sous la pluie qui a cessé de tomber, comme nous dansons presque, sur le chemin de ton logement, je voudrais te murmurer toutes ces folies qui me passent par la tête, tous ces mots qui me viennent, des tendresses, des fascinations, des aveux…

Mais avant que j’ai commencé, tu m’arrêtes, en mettant ton index en travers de ta bouche et en me disant : Chut !… Il est trop tôt…

Je comprends que, jusqu’à ce qu’il soit trop tard, il est toujours trop tôt.

4

Nous sommes montés chez toi, au cinquième étage. Nous prenons l’apéritif, autour de la petite table, installés sur le canapé. Au-dessus de nous, un fusain de Venise nous dévisage. Tu as sorti un paquet de cacahuètes et nous buvons du vin, du vin blanc. Un vin de Hongrie, par exemple. Un Tokay. Il est frais, il est fruité. Je te dis que j’aime bien parler avec toi, parce que le monde entier tient dans nos seules paroles. Et lorsque tu écris ton livre, il me semble glisser entre tes mots et tes silences, et parvenir jusqu’à toi. A chaque paragraphe.

Tu me réponds : oui, il faut seulement éviter les sujets qui fâchent.

Je te demande : C’est quoi, les sujets qui fâchent ?

Tu m’expliques que ce sont les sujets sans issue. Et tu précises, ceux qui tournent en rond, qui se mordent la queue. Ce sont les plus dangereux. Tu m’expliques encore qu’ils posent des questions comme des murs, auxquelles on se heurte parce qu’il n’est pas possible de leur apporter la moindre réponse.

Je bois une gorgée de vin, et il me semble que ce sont tes soupirs que je bois. Je les sens qui coulent en moi, ils irriguent mon corps. Je repose mon verre sur la table basse, le Palais des Doges, derrière, au-dessus, continue à nous observer, à m’épier peut-être. Serais-je un intrus ? Il faudra que je l’apprivoise… Tu vends quoi, dans ton supermarché ?

Je vends du sable.

Marchande de sable ? Mais je croyais que c’était un métier d’homme !…

Il faut te débarrasser de tes préjugés, très cher… Il y a de l’ironie, dans ta voix, de l’ironie tempérée par de la douceur et à cet instant, je réalise que cette douceur campée en toi t’est inhérente, qu’elle te fonde, et que c’est sans doute d’abord pour cette raison que tu écris et que tu vends du sable.

A qui le vends-tu, ce sable ?

Tu réponds : Aux enfants… Quelquefois à leurs parents. En fait, mes clients sont les mêmes que les tiens, dans ton magasin de jouets.

C’est vrai. La différence, c’est qu’ils passent d’abord dans mon magasin acheter leurs jouets et qu’ensuite, ils vont dans ton supermarché acheter le sable.

Nous nous taisons, le temps de finir nos verres. Ta peau si blanche me laisse rêveur, et je me dis que j’aurais peut-être vendue une poupée de porcelaine à ta ressemblance, autrefois, dans mon magasin dont tu es allée récupérer la clef sous la porte. Mais je me tais, car je pense qu’il s’agit là d’un sujet qui fâche. Et comme tu lis dans mes pensées parce qu’elles te sont transparentes, tu approuves ‒ oui, celui-ci est bien un sujet qui fâche…

Je t’enlace, te serre contre moi, enfin je crois, et puis je t’éloigne pour mieux te contempler, tu cilles un peu et je te dis qu’un jour je créerai un orchestre. Des violons seulement, afin que cela fasse plus romantique. Ta musique : ils résonneront dans les lointains, et toi, tu souriras.

Tu souris en effet, mais comme on le fait d’un caprice d’enfant dont on sait qu’il passera, et tu me réponds : Cela ne sert à rien. Et en fermant les yeux tu ajoutes : Il y a d’autres nécessités, plus urgentes, que celles des violons. Mais celles-ci, tu ne pourras jamais en venir à bout.

Je n’ose te demander lesquelles.

Mais toi, tu le sais.

5

Devant le magasin où je travaillais avant, celui où je vendais du rêve, où tu as trouvé la clef, sous la porte, s’étend un parc, fermé par de hautes grilles en fer forgé. Un parc municipal et lorsque l’on s’y promène, on a l’impression de ne plus être en ville, tellement il est vaste, on se croirait dans une campagne imaginaire, semblable à celle que tu as décrite dans ton livre où tu parles de moi que tu ne connais pas ‒ pas encore. Une campagne où il fait bon marcher, errer à l’infini ; une campagne où l’on peut se perdre et même, feindre de se perdre.

Ce parc, tu l’as évidemment remarqué lorsque tu es allée chercher la clef où je l’avais mise ; tu me demandes de t’y emmener. Parce qu’on est dimanche, ou bien un autre jour, de toute façon ce jour-là on ne travaille ni l’un ni l’autre, parce qu’on l’a décidé, parce que c’est ainsi. Dans les livres, on n’a pas besoin de se justifier, ou de justifier les personnes et les choses d’être ce qu’elles sont. Ils sont aussi faits pour ça, d’ailleurs, les livres, pour compenser le vrai monde où il faut toujours se justifier.

Parfois même s’excuser d’être là.

Je t’y emmène et je sais précisément où je t’emmène, à l’intérieur de ce vaste parc. J’ignore qu’il s’agit d’un piège que tu me tends, que je me tends. Je t’ai prise par la main, parce qu’on s’égare vite dans ces allées qui ne mènent nulle part, ou bien là où l’on ne souhaitait pas se rendre, ou encore qui nous ramènent à notre point de départ. Ta main dans la mienne est douce, elle est frêle et soudain je frissonne parce qu’il me semble que si je te lâchais, tu t’envolerais, car au-delà de ta seule main, tout ton être est plus évanescent que l’air.

Oui, tu t’envolerais.

C’est pourquoi je t’emmène là-bas, au fond du parc, là où se dresse une immense volière. Elle est faite tout en or, enfin je crois, et ses grilles sont sculptées, dessinant des courbes et des contrecourbes, esquissant des entrechats et des entrelacs qui, lorsqu’on les fixe trop longtemps, finissent par tourner la tête. Toi, tu les fixes, mais la tête ne te tourne pas. Tu les fixes et en souriant tu me demandes : Qui donc a commandé cette volière ? Je te réponds : Moi. Tu restes songeuse, tu te tournes vers moi : Quand l’as-tu commandée ? J’hésite un instant, à tort car l’hésitation est toujours un premier pas vers le mensonge ou vers l’aveu. Et j’avoue : au temps où je vendais du rêve. Tu comprends, c’était en face, je pouvais y venir tous les jours, le soir en partant, ou entre deux clients. Mais depuis elle a changé, les arbres à l’intérieur ont grandi. A tel point qu’en automne, lorsque le vent de l’océan souffle et retrousse les nuages, il leur arrive de s’enchevêtrer dans la cime des arbres les plus hauts. Et d’y rester.

Tu souris encore, puis ton visage devient grave :

D’y rester comment ?

Prisonniers.

Ah…

6

Soudain, tu décides d’aller droit à l’essentiel :

Qui donc enfermeras-tu dans cette volière ?

Tu sais la réponse, ta gravité et tes yeux me l’affirment, mais je veux te la donner, et je te la donne :

Toi.

Et j’ajoute : Pour te protéger.

A quoi tu répliques : C’est toujours ce qu’on dit.

Peut-être. Mais tu ressembles à cette danseuse de boîte à musique que j’ai vendue, la semaine dernière. Aérienne et fragile. Tu seras libre, de toute façon, puisque tu possèdes des ailes… Libre comme l’air. Ecoute !

Nous prêtons l’oreille, toi et moi. De toute l’immense volière nous parviennent des chants multicolores, des chants d’oiseaux qui volent d’arbre en arbre et l’automne, lorsque pleure ou mugit le vent océan, de nuage en nuage. Des nuages d’oiseaux.

Libres comme l’air ? me demandes-tu. Et tu ajoutes :

Partons !

Tu glisses ton bras sous le mien et m’entraînes loin de la volière, loin du parc, hors de la ville, peut-être. Je ne comprends pas parce que je vole avec les oiseaux, perdu sur la cime des arbres, perdu parmi les nuages. Les illusions. Alors, patiemment, tu m’expliques :

Tu crois que les oiseaux sont comme les nuages, et que les nuages sont comme les songes, et c’est pour ça que tu veux m’enfermer. Du moins, tu le crois. Mais tu te trompes. Tu veux m’enfermer parce que toi-même tu es incapable de sortir de ta propre prison, celle que tu as toi-même construite pour toi. Ta propre volière. Moi, tu ne m’enfermeras pas. Jamais.

Confusément, je sens que tu as raison.

Tu rétorques :

Oui, j’ai raison. Parce que tout cela, je l’ai écrit dans le livre, ce livre que tu prends dans cette librairie du centre ville et par lequel je suis entrée dans ta vie.

Comme par effraction ?

Cela ne change rien. Tu as fait construire la volière quand tu savais aussi bien que moi qu’elle n’avait aucune issue, malgré les oiseaux, les arbres et les nuages. Malgré les songes. Malgré le sable et les jouets que nous ne vendrons plus.

Aucune issue vers le ciel.

La réalité, vois-tu, nous rattrape toujours.

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est moi qui l’entends. Je suis dans ma maison. Je me retourne vivement : il n’y a personne. C’était bien ta voix, pourtant. Ta voix.

Qui continue à me parler, des mots, des phrases qui se succèdent mais que je ne comprends pas, faute de les percevoir distinctement, elles sont comme noyées dans un brouillard, et pourtant c’est bien ta voix, qui continue à me parler, à me dire, et puis qui s’efface, tout doucement, dans le silence. Qui s’efface jusqu’au silence.

Il n’y a plus personne.

Je le sais bien, que tu n’es plus là. L’as-tu jamais été, d’ailleurs ?

Le vide.

Si ça se trouve, je vais m’envoler. Avec les oiseaux de la volière. C’est si simple !… C’est si simple : « J’ai vingt-cinq ans. Je te rencontre. Je t’aime. »

Tu me l’as écrit dans ton livre.

 

 

(Photo Jodi Pelman)

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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