Lycée Pagnol/Saint loup

 

 

À quinze ans, on tombe amoureux comme un con, d’une collégienne qui s’appelle Séverine ou Angélique. Pendant deux mois, on ne touche plus terre. Cette fille-là nous remplit tout entier. Il faut dire qu’on n’est pas bien grand et l’amour est une chose si vaste.

Nicolas Mathieu Le ciel ouvert

 

Saint Loup. Il ne sera pas question ici du personnage de Proust prématurément et héroïquement disparu en étant belligérant, comme officier, de la première guerre mondiale. Il s’agit d’un lieu, un quartier de Marseille, avec ce singulier toponyme.

Les quartiers de Marseille étaient des paroisses qui portaient le nom de saints. On ne s’en étonne guère sauf quand il s’agit de Saint Loup, cet oxymore. Mais rien ne vient donner sens à ce curieux attelage poétique.

Donc Saint Loup sera le lieu-dit de ce récit et plus précisément le lycée Marcel Pagnol. Cela ne m’éloigne guère de la rue Loubon sur le plan géographique comme sur le plan éthique. Un loup bon puis un saint loup…Notre personnage sera un lycéen de classe terminale qui s’ouvre au monde environnant. Il se frotte au politique, au cinéma, à la sensualité. Il se nomme Robert. On est à la fin des années soixante.

Jean Luc Godard est au carrefour des désirs et des pensées du jeune homme. Notre héros vient de voir Pierrot le fou puis Masculin féminin. Rempli d’enthousiasme pour celui qui n’est pas encore « le plus con des suisses pro-chinois », il écrit un « article » sur la nouvelle vague dans le journal du lycée. Cela suffit à déchainer les passions. On l’interpelle vertement dans la classe à ce propos. On trouve qu’il est léger. On a raison, il a beaucoup recopié une revue de cinéma. (Tempête dans un verre d’eau si l’on veut.)

Il n’est pas étonnant qu’il fréquente le ciné club du lycée notamment le jour où se donne le fameux et incontournable Cuirassé Potemkine de SM Eiseinstein. Après la séance, tout le monde s’accorde à saluer la qualité de la mise en scène dans ce célèbre opus mais, quand il est question du contenu, il y a ceux qui prétendent que c’est du guignol et que la dimension politique du film est caricaturale. (On entend même : Les méchants frisent leurs moustaches!) De l’autre côté de la barrière, on trouve ceux qui considèrent que c’est un film réaliste à travers un modèle réduit de soviet. Un instituteur du quartier, cuirassé politiquement et maniant bien la rhétorique, défend ce point de vue et démontre que c’est un film léniniste, délivrant une belle leçon politique. Les deux camps s’affrontent et les mots, plus ou moins gros, volent bas. Ça tangue, on n’est pas loin du Titanic mais sans les icebergs bien sûr, nous sommes à Marseille ! Les attaques des deux côtés se voudraient incisives ayant pour seul but de couler l’argumentation opposée. Lui, qui n’y connaît pas grand chose, au fond, en matière de cinéma, s’implique d’autant plus que ses camarades de classe sont dans le camp adverse, celui des cinéphiles sans étiquette. Il faut dire qu’il se sent sympathisant communiste et qu’il veut le manifester. « Le fond de l’air est rouge ».

Depuis un certain temps, d’ailleurs, il fraye avec un certain Vincent Colonna qui habite son quartier et qui est membre du parti. Ce Vincent lui chante toujours la même chanson (les refrains sont communistes mais les couplets aussi). Il chante bien et finit par charmer et convaincre notre héros.Toujours chauffé à blanc par Colonna, Robert progresse en politique. On lui propose des lectures : il ne va pas s’attaquer au monument Marx tout de suite ce ne serait pas raisonnable alors c’est Marxisme du XXe siècle de Roger Garaudy (un intellectuel du parti!) qu’il lit avec plaisir mais il a un peu de mal à suivre. Voilà alors qu’il tombe sur un livre de vulgarisation des éditions de Moscou consacré à la philosophie marxiste. Il a l’impression de tout maitriser et de marcher sur l’eau de la théorie. Il a hâte de transmettre ce savoir.

Vincent, mon colon, l’incite à se lancer : il lui propose une intervention/conférence au cercle des jeunesses communistes de Saint Loup à partir de l’ouvrage que Robert vient de découvrir. L’auteur ? Yehoshua Yakhot. Pas très connu certes mais exotique. C’est un philosophe marxiste. Le titre ? « Qu’est ce que le matérialisme dialectique ? ». Cela ne manque pas d’allure ! Mais l’important c’est qu’il arrive à convaincre une fille de sa classe qui a eu vent de ses combats cinéphiliques de venir assister à son baptême de conférencier. Elle s’appelle Marie Hélène. Une jeune fille mutine et coquine avec des taches de rousseur. Il l’adore (je la revois sur la photo de classe où elle fixe l’appareil de façon assez provocante.)

Il va sans dire qu’il en est secrètement amoureux.

Le jour dit, après avoir été présenté par la secrétaire du « cercle », il fait un exposé très didactique, résume l’essentiel du livre avec un gros point d’accroche : le bond qualitatif, moment majeur du matérialisme dialectique. Il s’attache surtout à un exemple de seconde main qu’il se plait à développer : l’eau qui bout à 100° et fait son bond qualitatif quand elle change de nature en devenant vapeur. CQFD. L’auditoire a l’air convaincu… ou résigné. Robert conclut doctement en demandant s’il y a des questions…Personne ne se manifeste à son grand soulagement et surtout pas le camarade Colonna qui joue les éminences grises.

Marie Hélène ne partage pas ses opinions politiques mais elle a apprécié sa performance. Il a gagné une certaine aura et il a l’impression d’avoir réussi son épreuve. Le bac attendra.Peu de temps après il tire bénéfice de sa prestation : il est invité à l’anniversaire de la demoiselle.

Le voilà tiré à quatre épingles avec son bouquet devant l’appartement cossu de la jeune fille. C’est une boum ( dans son cœur aussi !). Il retrouve des connaissances de sa classe mais il n’est pas à l’aise. Il joue sa carte maladroitement, invite sa jeune amie à danser mais quand il s’agit de « conclure » c’est un flop, un râteau, un loupé quoi. La dialectique matérialiste ne lui aura pas été d’un grand secours. Un peu Allénien tout ça si l’on veut bien revenir au cinéma. Non ?

Plus tard, il découvrira en lisant la fin du roman l’Education sentimentale l’épisode où Frédéric évoque sa première fois ( une initiation sexuelle dans une maison de passe, celle de « la Turque ») Il avait apporté un bouquet et les demoiselles de la maison se sont mises à rire. Il a eu honte et s’en est allé en courant avec son ami Deslauriers. Quelques années après, Frédéric repensant à la scène dira à son ami « C’est ce que nous avons vécu de meilleur ». Notre héros plus très jeune n’est pas loin de partager ce point de vue.

A

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    7 Commentaires

    • Dorio dit :

      Le ton est trouvé et la bonne distance qui permet à tombeau ouvert de reconstituer les éveils et les impasses d’une épique époque C’est une phrase à la con me souffle Nicolas Mathieu.
      M’enfin, moi qui dans les mêmes temps était marxiste tendance Groucho, je fais la découverte par le biais de ce texte pétillant, de toutes les facettes d’une initiation cinéma, politique et petite pépée, qui ne manque pas de sel. Plus étonnante est cependant la conclusion qui reprend le jugement du héros de l’Education sentimentale : « ce que nous avons vécu de meilleur » En ce qui me concerne s’il m’avait fallu hasarder une conclusion c’est du côté du cinéma d’Ettore Scola que je me serais tourné et de son film «  c’eravamo tanto amati » ,nous nous sommes tant aimés : nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés.

      • André Bellatorre dit :

        J’apprécie cet écho de cette « épique époque » surtout quand il fait entendre une autre musique que la mienne mais qui n’entre pas pour autant en dissonance celle du film de Scola plus tardif que j’ai aussi beaucoup aimé si on peut le dire ainsi sans trop de redondance.
        Merci

    • Ariane dit :

      Grand plaisir à lire votre texte si évocateur, André. Il m’invite à un regard plein de nostalgie et d’autodérision sur mes (nos) années de fin d’adolescence. Et je me dis que nous avions de bien drôles de façons de ne pas être sérieux … L’occasion pour la Marie-Hélène que je fus de se revoir arpentant la Canebière, chargée d’une mission par son copain de l’époque : vendre un paquet du n°1 de Libération (oui THE Libé collector, celui que lançait Jean-Paul Sartre en ce printemps 1973). N’ayant pas la fibre militante (et encore moins commerçante) pour deux sous, je n’ai jamais osé héler le moindre chaland. Pour complaire au gars, j’ai payé l’ensemble du paquet sur mon argent de poche, et jeté (non sans culpabilité) le tas de journaux à la poubelle …

      • André Bellatorre dit :

        L’anecdote est très savoureuse chère Ariane. Elle est de la même farine que celle qui concerne mon personnage. Le « gars » en question n’était il pas pro chinois ?
        Content de ce brillant télescopage.

        • Ariane Beth dit :

          Bien deviné : pro chinois bien sûr, citant à tout propos le Petit Livre Rouge. C’est d’ailleurs quand je me suis plongée dans ledit livre que l’étoile du Grand Militant a commencé à pâlir à mes yeux …

    • Tom Ripley dit :

      Notre héros se nomme Robert, un prénom qui dénote une certaine ambivalence… Ambitieux notoire à la moralité douteuse ou rêveur idéaliste aux accents romantiques ? Au début de notre histoire, on le présente comme un jeune loup arriviste, aux dents longues, qui cultive l’art de l’esbroufe avec un certain savoir-faire … Journaliste néophyte, il plagie les Cahiers du cinéma et fait l’objet d’une critique mordante de ses camarades. Robert l’imposteur n’a pas peur de défrayer la chronique ! Creusant son sillon, il s’improvise conférencier, « parrainé » par son mentor Colonna, et commente avec l’aplomb d’un exégète chevronné un livre obscur qui traite du didactisme matérialiste. Mû par une ambition vorace, il explore à présent les vastes territoires de l’amour avec l’âme d’un conquérant auquel rien ne résiste. Mais notre héros va s’y casser les dents… Le bond qualitatif se mue en chute vertigineuse. Notre héros l’était fort peu en l’occurrence…

      • André Bellatorre dit :

        Un rebond qui file la métaphore du loup et de ses crocs. On s’en lèche les babines.
        Et sur la fin on pense évidemment à Stendhal et à sa Chartreuse. Merci

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