L’Invention Caravage
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Roberto Longhi réintègre la bibliothèque. La tête lui tourne, le sol, les murs tanguent. Son vaisseau est pris dans la tempête.
Il se réinstalle derrière sa petite table qu’il n’ose appeler fatale, pour se replonger dans la liasse. D’autres feuillets encore, certains sans grand intérêt, quand quelques-uns au contraire accrochent son attention, sa passion, sa fièvre. Tel celui-ci, daté du 23 novembre 1605 : une lettre de Fabio Masetti, ambassadeur du duc d’Este à Rome, envoyée au secrétaire de celui-ci, Giovan Battista Laderchi et conservée à l’Archivio di Stato di Modena (Cancelleria Ducale Estense, Ambasciatori, Roma, Lettere di Fabio Masetti, 23 novembre 1605).
Nous traduisons l’extrait : « Mgr Melchiore Crescenzi m’a assuré, tandis qu’ensemble nous contemplions à Saint Louis-des-Français les peintures de Pietro Paolo Rubens, que ce dernier s’est représenté dans le personnage à gauche, qui écarte les bras, du Martyre de saint Matthieu… En aviez-vous connaissance, vous qui êtes toujours à l’affût… etc., etc. ».
Longhi se lève, va chercher dans la bibliothèque un ouvrage consacré à Frans Pourbus le Jeune, lui aussi artiste flamand et surtout portraitiste officiel de la cour des Gonzague lorsque Rubens y séjournait. Il ne lui faut guère de temps pour tomber, page 117, sur la planche VI, qui montre un portrait de Pietro Paolo exécuté par Pourbus en 1600 à Mantoue et qui, en effet, ressemble point par point au personnage du Martyre de saint Matthieu.
Et puis cet autre feuillet, dont l’original est conservé aux Archives d’État de Mantoue (ASMn, Archivio Gonzaga, Autografi, b.8, cc. 210-211), document anonyme au sujet de la Mort de la Vierge et de son exposition au public. Le texte, rédigé en latin manifestement par un clerc hostile à l’œuvre, évoque le corps de Marie pour se scandaliser de son aspect bien trop terrestre, utilise le terme de prostibula (prostituée) pour qualifier le modèle, s’indigne du succès populaire de la peinture (« ces foules misérables qui se bousculent pour la voir ») et enfin maugrée contre cet étranger de « Petrus Paulus Rubenus, ce débauché qui a osé peindre dans notre sainte ville une telle… » ‒ le mot, soigneusement biffé, est illisible.
Bouquet final, cette lettre de Rubens lui-même (Archivio di Stato di Mantova, Archivio Gonzaga, b. 1234) adressée au duc de Mantoue son protecteur et compagnon de débauche, non datée mais probablement de 1606, dans laquelle il lui écrit que puisque ces messieurs les carmes déchaux de l’église Santa Maria della Scala ont refusé son tableau, il le lui offre afin qu’il vienne orner ses collections. Et Longhi n’ignore pas que des collections de Vincent 1er Gonzague, la peinture passera dans celles du roi d’Angleterre Charles 1er, puis du banquier Jabach à qui elle sera achetée en 1671 par Louis XIV, avant de faire les honneurs du Louvre…
Un instant s’écoule, de ceux dont on dit qu’un ange en profite pour passer, un long instant de silence, et ce sont des cohortes d’anges qui passent, en chemin vers Dieu sait quel destin. En ces temps de solstice, le soleil est encore haut dans le ciel, que les nuages ont déserté, pressés de gagner les sommets des montagnes que les brumes de chaleur dissimulent aux regards du profane. Il illumine le paisible paysage de Bavière, ses rayons pénètrent en oblique dans la bibliothèque ; des particules de poussière et de souvenirs y dansent, doucement agitées par l’air d’une fenêtre ou d’une porte entrouverte quelque part. Roberto Longhi parle, et sa voix comme ses mains tremblent, et peut-être tout son corps. Il parle à voix haute, il parle pour lui-même.
Résumons, dit-il.
Il ne voit pas un religieux, un convers, le même que tout à l’heure, qui vient d’entrer dans la bibliothèque, en bas, les bras chargés de livres et qui s’arrête, surpris d’entendre s’élever cette voix de vieil homme en ce lieu voué au silence et à la méditation, et qui parle en italien, cette langue pour lui incompréhensible.
Résumons. Quoiqu’il devait lui-même largement y participer, nombre de frasques de Caravage étaient en réalité le fait de Rubens, qui logeait dans le même quartier, fréquentait les mêmes tavernes, partageait les mêmes femmes, notamment Maddalena Antognetti dite Lena. Bref, deux bons larrons dont, je l’admets, les noms n’ont pas été assez souvent associés.
Bien.
Le religieux, en bas, vient de poser ses livres sur une table, sans faire de bruit. Il s’est figé pour écouter ce qu’il ne comprend pas, fasciné par ce ton dont, si on lui demandait à quoi il ressemble, il assimilerait sans doute à une litanie.
Bien.
Il y a plus lourd, hélas, plus conséquent : les tableaux de la chapelle Contarelli à Saint Louis-des-Français, dus au pinceau de Rubens et non à celui de Caravage. Du moins les deux panneaux latéraux, la Vocation de saint Matthieu à gauche, et le Martyre de saint Matthieu, à droite, dans lequel l’artiste flamand s’est portraituré. Quant au Saint Matthieu et l’ange, au-dessus de l’autel, que Caravage, s’il en est bien l’auteur, a dû refaire, les documents d’Ottobeuren n’en parlent pas.
Ce n’est pas tout. La Mort de la Vierge du Louvre est elle aussi de la main de Rubens, qui l’a lui-même offerte à son mécène et ami le duc de Mantoue Vincent 1er Gonzague. Et puisque le modèle, Lena, était selon la liasse, la maîtresse de Rubens, c’est fort vraisemblablement lui, aussi, qui a exécuté les deux Madones postérieures, la Madone des pèlerins et la Madone des palefreniers, dite la Madone au serpent. Et sans doute aussi la Madeleine en extase. Au demeurant, d’autres feuillets, parmi les derniers, mentionnent ces trois peintures, mais Roberto Longhi n’a pas voulu les consulter plus avant, se contentant d’y apercevoir le nom de Rubens ‒ trop de fatigue, trop de déconvenue, trop de désarroi.
Que reste-t-il ? Des fenêtres qui laissent passer des rayons de soleil où cabriolent les siècles et les illusions perdues. Une bibliothèque au somptueux décor baroque dont tous les secrets, comme dans toute bibliothèque, n’ont pas encore été percés, s’ils le seront un jour. Un religieux qui discrètement s’en va, reportant son travail à plus tard pour ne pas déranger ce vieux monsieur et ses litanies. Des feuillets anciens, replacés dans leur chemise en carton dont le ruban a été renoué. Des tableaux, perdus au fond des souvenirs.
Roberto Longhi s’en va, emportant ces documents qui remettent en cause toutes ses recherches, et toutes les certitudes du monde, qui sont poussière.
On ne les a jamais retrouvés. D’autant que l’avant-veille de cette découverte, l’illustre historien de l’art s’éteignait dans sa ville de Florence.
FIN
Photo©Maheut Bolard-Veyretout