Cette first cow en devient indienne dans tous les sens du terme, mythique et fascinante. Celle dont on rêve de presser les pis pour en extraire le premier lait.

Elle a perdu son veau et le mâle qui lui est destiné lors de la traversée par bateau. Sa solitude s’en trouve extraordinairement augmentée.

Avec elle on réapprend à traire et le début de tout.

Quelques notes de musique reviennent régulièrement nous rappeler notre ténue fragilité.

Cette autre Amérique est celle de colons s’assassinant entre eux, vivant dans la boue et les forêts, rêvant de faire fortune (un hôtel à Los Angeles ou autre, c’est pareil)

On y tue les castors pour en faire des chapeaux très en vogue en Europe, pour la queue donc et les Indiens s’étonnent que les castors tués ne soient pas mangés.

On y fabrique des cabanes rustiques de rondins, en lisière de forêt, et la nuit en cachette on traie l’unique vache salutaire, dans des campagnes sombres, des sous-bois riches et pleins de feuilles mortes, des hivers glaciaux d’où il semble que jamais ne se lèvera le printemps.

Des lueurs : si tu sauves la vie d’un homme, en l’occurrence un Chinois, il te revaudra ça.

Les cuistots ne trouvent plus rien à manger pour nourrir les hommes européens totalement perdus dans ce monde nouveau dont ils ne connaissent ni la faune ni la flore.

Quelques giroles cueillies dans un sous-bois, autre lueur dans la jungle foisonnante en bordure de fleuve.

Pendant ce temps les Indiens regardent la barque plate où traverse la first cow légendaire.

Ses grands yeux durant la traite de nuit, en cachette.

La mort au début, les squelettes, la mort à la fin, entre les deux un long flash-back qui revient sur les origines du rêve américain et du capitalisme.

On prend tant de risques pour un peu de lait, quelques beignets vendus sur le marché, de plus en plus de beignets, on cache l’argent accumulé pour l’hôtel dans un tronc d’arbre, et naît le capitalisme.

Qui ne s’achève que dans la mort, deux héros allongés sous un arbre, épuisés, pourchassés (par les colons riches, ceux ayant déjà pignon sur rue, les propriétaires cyniques de la vache).

Mais la cinéaste de ce film presque sans femmes (le monde des colons est un monde d’hommes et d’Indiens) laisse la fin ouverte. Mourront-ils de fatigue, ou tués par le jeune au fusil frustré de n’avoir pu acheter son beignet un jour de marché ?

Le film se clôt sur ce sommeil, dans le pré-capitalisme qui veille, ces deux hommes un peu exclus, un peu marginaux, vivant hors la ville de rondins, mais s’essayant déjà à l’enrichissement, en voulant toujours plus, jusqu’à se faire prendre.

Le monde de First cow est boueux, primitif, les Européens tâchent de réinventer l’Europe (à travers sa cuisine, ses classes sociales déterminées, son pseudo-raffinement) mais de ces forêts émerge une civilisation du rendement, une Amérique d’esclaves (un grand Indien serviteur chez les colons vend nos deux héros entendus dans la nuit, sans vergogne).

Les Indiens de ces westerns du XXIème siècle parlent enfin indien, un bel indien traduit en sous-titres, ils ont des voix véritables dans de grandes forêts véritables, ils ne s’insurgent pas, subissent et obéissent, mais leur beauté calme s’oppose à la brutalité trépidante de l’homme blanc armé et intransigeant.

Pour revenir à la naissance du capitalisme il faut revenir à la first cow, à la boue, et en finir par la mort, cela sourd avec lenteur dans un cinéma patient, évolutif et réel. Et c’est une femme qui tient la caméra, dans cet enfantement de l’exploitation souterraine des terres par un homme blanc perdu, réaliste et sordide, plus boueux que les terres mêmes hivernales, plus sauvage que sa conscience.

A propos de First cow, Kelly Reichardt, 2019.

 

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