Shirin s’était réveillée encore une fois dans le donjon. Elle avait ouvert les yeux et c’était toujours la même réalité qui la frappait au coeur. Elle était confinée, enfermée dans un palais qui n’était pas le sien et la barbe, le Prince plein de courage et de ruse qui était censé venir la délivrer, n’était pas encore arrivé au niveau 3. Il n’y avait rien à espérer. Elle était coincée dans le jeu, elle voulait en sortir, elle voulait sortir du jeu.
Il faut vous dire que la veille, Shirin avait fait une découverte surprenante. Le programme dans lequel elle évoluait, était comme un miroir sans tain. Du coup, alors qu’elle sirotait son énième thé à la rose de la journée, elle le vit. Comment pourrait-elle l’appeler ? Son créateur ? Oui, c’est lui qui lui avait donné la vie, avec ses 0 et ses 1, ses algorithmes et son langage crypté. Son programmeur ? Il ne l’était qu’à moitié. Elle n’était programmée qu’à moitié puisque son destin pouvait être modifié par les choix du joueur invisible, par les décisions qu’il ferait prendre au Prince Bahran. Son concepteur ? Bof, s’il l’avait conçue, ce n’était pas in vitro, ni in vivo, ni par les voies naturelles de la conception. Elle était née d’un cerveau brillant qui utilisait ses bits avec beaucoup d’inventivité. De toutes façons, quand Shirin le vit pour la première fois, ce n’était pas un respect filial qu’elle avait ressenti. Mais des sentiments étranges, contradictoires, différents. Il était différent, lui aussi, de tout ce qu’elle connaissait. Elle s’approcha de la fenêtre, occultée par de lourdes tentures. Mais en bas, dans le petit coin à droite, elle avait aperçu des bouts de code qui traînaient et derrière, en transparence, un homme avec un très grand front et des boucles blondes, habillé de façon étrange avec une tunique courte et très ajustée et un deux horribles tuyaux de tissu autour de ses jambes. Elle ne le voyait pas clairement. On aurait dit un fantôme ou un halo. Elle s’approcha du codage.
« Que fais-tu là Shirin ? Je t’avais pourtant dit de ne pas te mettre près de la fenêtre » tonna la voix caverneuse du Grand Vizir. « Si tu recommences, je serai obligé de clouer des bardeaux sur la croisée, et là, ma belle, tu ne verras même plus la lumière du jour. »
Shirin sursauta. Son cœur était en panique chaque fois qu’elle entendait cette voix cruelle. Elle s’éloigna de la fenêtre. Elle ne voulait surtout pas que le Vizir qui nourrissait l’intention de faire d’elle sa femme (brrr…cette idée lui donnait le frisson) découvre l’œuf de Pâques. Elle revint docilement vers le centre de la vaste pièce tandis que le Grand Vizir lui prédisait encore une fois l’échec complet de l’entreprise de sauvetage du Prince Bahran.
Elle attendrait le bon moment, où le Grand Vizir sortirait de la pièce pour s’occuper des affaires de l’Etat. Elle attendrait d’être seule et de pouvoir observer plus à loisir cet homme bizarre qui n’était qu’une vision fugitive. Mais là, pas de chance. Après l’avoir brutalement apostrophé, le Grand Vizir s’était radouci, avait pris le ton primesautier du soupirant devant sa belle. Shirin n’allait pas pouvoir s’en débarrasser facilement. Elle fit semblant de rentrer dans son jeu à lui, le regarda avec des yeux de biche pour endormir sa méfiance. C’était tellement facile avec les hommes. Il lui parla de sa beauté, des projets qu’il avait pour elle, du royaume qu’il voulait mettre à ses pieds. Elle le laissait parler, se disant qu’à force de monologuer, il allait s’endormir de satisfaction. Et c’est ce qui arriva.
Dès qu’elle perçut les ronflements réguliers du Grand Vizir enfoncé dans les tapis de soie et les coussins de cachemire bordés de franges d’or, elle s’arrangea pour que la grosse théière en argent tombe avec fracas. Le grand Vizir dormait toujours. Enveloppant son long voile blanc autour d’elle, elle retourna vers le bord de la fenêtre en marchant sur la pointe des pieds. Elle vit les instructions d’un langage inconnu et derrière les chiffres et les figures, le même halo que la veille. L’homme parlait. Elle ne comprenait pas ses mots mais sa voix était chaude et il riait souvent, un petit sourire très doux qui faisait naître des rides en corolle autour de ses paupières. Il ne ressemblait pas du tout au Prince Bahran qui devait être en train de se battre pour éviter les piques et autres embûches semées sur son chemin. Il n’avait pas l’air d’un guerrier, plutôt d’un philosophe dans la lune. Elle aimait la musique de sa voix. Elle le voyait de mieux en mieux, mais lui est-ce qu’il la voyait même s’il l’avait créée ? Elle coiffa ses cheveux, lui fit une de ses œillades assassines auxquelles nul homme ne pouvait résister. Elle attendait une réaction mais rien n’arriva. Il ne la voyait pas.
C’est bien connu, le sucre est le remède miracle des cœurs éplorés. Elle retourna toujours sur la pointe des pieds vers les coussins de soie où Jaffar dormait encore et prit les loukoums à la pistache qui étaient dans l’assiette, à côté de la théière qu’elle avait renversée. Elle s’ennuyait de plus en plus. Le Prince Bahran n’arrivait pas et elle avait le temps de rêvasser à cet homme fantôme. L’alternative était simple. Ou…ou… Ou il arrivait à entrer en contact avec elle, ou elle sortait de ce fichu jeu qui ne l’amusait plus du tout. Tout en triturant le bout de son orteil, elle réfléchissait…Elle pourrait commencer par écrire sur le mur. Si c’était un comme un miroir sans tain, il pourrait lire ses messages. Aussitôt pensé, aussitôt dit. Elle traça avec un pinceau trempé d’or les lettres en persan « Bonjour ? Qui êtes-vous ? » Elle vit le visage de l’homme se relever de son clavier, il avait les plus beaux yeux bleus du monde…Il plissa les yeux, haussa les sourcils, se rapprocha du mur et écrivit avec son fusain « Arabe ? ». Dans un tremblement, elle traça avec son pinceau « non, farsi. Vous connaissez ? » « Oui, c’est moi qui fais ce jeu. Je parle persan bien sûr. Qui êtes-vous ? » . Shirin ne pouvait pas en croire ses yeux, elle était arrivée à entrer en contact avec le curieux personnage. Il parlait persan et pourtant il n’avait pas l’air d’un perse du tout. Il lui expliqua qu’elle avait ouvert un « Œuf de Pâques », un petit programme qui lui permettait de le voir, lui. Elle manqua d’air. « Comment je peux sortir d’ici ? » traça-t-elle. Elle vit alors son sourire, ouvert, gentil, un peu taquin « C’est prévu, Shirin. Bahran doit venir vous délivrer. Tout est dans le programme. Prenez patience. Ca dépend du talent du joueur. »
Shirin eut envie de hurler : « Non, je veux sortir du jeu ! Je veux sortir du jeu ! Je veux partir, je veux vous voir… » Elle écrivit de nouveau son message à la plume, très rapidement car Jaffar commençait à bouger en grognant. Il n’allait pas tarder à se réveiller. Et la silhouette de l’homme qui l’observait de son regard intense s’estompait de plus en plus. Elle allait le perdre.
« Je suis désolé, Shirin. Je ne peux pas vous faire sortir. Le jeu est programmé jusqu’à la fin. Il est terminé. Je ne peux rien faire. »
« Je veux vous voir, je veux vous voir »
L’homme aux yeux bleus intenses fit valser ses mains, toucha son front et plissa les yeux une nouvelle fois. Il n’aimait pas faire de la peine et Shirin était si belle. Il avait oublié qu’il avait programmé une femme aussi belle. Quelle réussite !
« Je crois que j’ai une idée, Shirin. Attendez cinq minutes (il regardait ses notes impeccablement classées), oui, je vais vous sortir de là. Il faut que je retrouve la ligne du programme, je ferai un patch, je, oui je… »
Le halo de l’homme disparut. Shirin revint s’asseoir sur le pouf de soir orange et jaune qu’elle préférait. Et elle attendit, elle avait confiance en lui, il était plein de talent, il réussirait…
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La princesse Shirin sortira-t-elle du jeu?? Bahran sera-t-il la bonne surprise? Y a-t-il du chocolat dans l’oeuf de Pâques et les loukoums?
La lectrice inquiète du destin de la belle Persane fait appel à la mansuétude de l’autrice!!!
Astucieux le jeu, je vous en prie Monsieur le programmeur, faites sortir la petite, ou pourfendez le vilain Iznogoud ! Ne prenez pas à la légère de vos distractions une de vos charmantes créatures!
Sinon, pour rigoler, je vous enverrai, chère princesse, un truc que j’ai écrit il y a longtemps où il est aussi question d’un jeu, mais plutôt gréco-gothique, et vous verrez qu’à côté de certaines joueuses, votre situation laisse encore espérer!
Merci de ce délicieux commentaire. C’est le tragique destin des princesses enfermées que d’être à la merci de leur programmeur…
Le programmeur, en l’occurrence, ne serait-il pas l’autrice ?
En fait, ce texte fait référence à un jeu video qui a eu son heure de gloire dans les années 80. Aux lecteurs et lectrices de deviner lequel.
Oui alors supplions la Programmatrice du Programmeur de nous raconter la suite, et comment la princesse pourra qui sait devenir la maîtresse du jeu …
Ou s’étant concocté quelques armes idoines, le programmeur pourrait s’introduire nuitamment dans le jeu et… Et quoi au juste ? La programmatrice lui viendrait alors en aide, ce qui… Ce qui quoi au juste ?
Françoise, je me suis régalée à lire ta nouvelle dont j’apprécie la vivacité de ton ( cette petite Shirin est indomptable). La chute ne me déplaît pas et vu le caractère de l’héroïne, je la pressens favorable. Je ne suis pas joueuse ( pas vu le rapport avec ces « funny games » ). J’ai lu dans ton conte une histoire de mille et une minutes, tant Shirin, (une anti Shéhérazade?) a l’impatience de la jeunesse. Je la verrais bien taper du pied en attendant que son héros, brigand bien bien-aimé ou prince charmant ne la délivre. « Let me out of here, you motherf…. ». Elle croit encore au prince qui la délivrera(it) et n’a pas peur de la suite. Wait and see….