vue lundi matin près du métro marx dormoy
une jeune femme portant un t-shirt i love fridays
ça m’a rendue triste

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*

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l’autre soir vers gare de l’est
un homme a lu longuement dans les lignes de ma main
il m’a dit toi
tu mesures un 1m60
pour les chaussures du 36
ou du 37
et tu es trop sensible pour faire ce que tu fais
tu devrais plutôt te tourner vers les arts ou la littérature
j’ai souri
tu as quel âge
27 ans
ah ça
c’est l’âge du doute
quand j’avais 27 ans les attentats en Algérie ont bouleversé ma vie
il a l’air un peu fou
mais alors à quel âge ça se termine, le doute
lui très sérieux
ah non mais le doute c’est pour toute la vie

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métro ligne 1
un homme assis près de la porte accroche mon regard
sur son visage je crois lire un mélange de crainte et de résignation
il tient un courrier administratif dans ses mains
et sur son bonnet il y a écrit : the rest is history
une émotion puissante
vraiment envie de pleurer
bizarre

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un mardi soir gare de l’est comme d’habitude
mon interlocuteur s’appelle Mohammed
j’ai juste dit bonsoir ça va
et lui alors non pas du tout
il a une cicatrice sur le nez qui lui mange le visage
j’essaye d’écouter en soutenant son regard
même si je suis mal à l’aise
sans prévenir il me montre la longue plaie ouverte sur sa main et j’ai
un mouvement de recul
c’était en voulant escalader un grillage
pour trouver un endroit où dormir
ah oui ?
oui depuis dix ans bosser à droite à gauche
et presque du jour au lendemain deux grandes valises dehors
la journée il les laisse chez des commerçants
bizarrement d’imaginer les valises ça me retourne plus que de penser à
la rue
c’est à cause de toutes les choses qu’il doit y avoir dedans
et tandis que nous parlons une femme se tient à quelques mètres elle
fait de grands signes d’agacement
apparemment elle est hongroise et le suit partout
je demande mais tu la connais
selon lui elle est à moitié folle
elle pleure et elle crie dès qu’il essaye de s’éloigner d’elle – surtout la
nuit
ils n’ont pas de langue en commun
ce soir le 115 avait une place pour elle mais elle ne veut pas être
séparée
et lui : c’est mon cœur qui veut pas la laisser tu comprends
je comprends

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*

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je suis dans le train
il va jusqu’à Barcelone
il y a un carré de soleil sur mes genoux
et quelques sièges plus loin
un homme dont le livre s’intitule comment se faire des amis
je pourrais rire ou pleurer mais
je pense que je vais m’endormir
– quelques minutes après mon réveil
alors que le train file toujours
quelqu’un éclate en sanglots
assis juste en face de celui qui lit le livre
il tremble
une femme le couvre de ses mains elle a de longs ongles rouges mais
je ne vois pas son visage
elle lui caresse longuement la tête
les cheveux les yeux la bouche
mais il n’arrive pas à s’arrêter de pleurer
de temps à autre je vois le reflet d’une larme sur sa joue
il est côté fenêtre
le reste du wagon continue de lire ou regarde son téléphone
je regarde aussi mon téléphone je n’arrive à rien faire je sens
l’immensité de sa peine dont j’ignore les causes et les paysages qui
défilent

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.
..

 

Camille Ruiz

Camille Ruiz

Camille Ruiz est née en 1991 et a grandi dans un petit village de la Drôme. Aujourd'hui installée au Brésil, elle écrit des journaux, des nouvelles, des chansons, de la musique pour un podcast de musique brésilienne. Certains de ses textes ont fait l'objet de publications en revue et son premier livre "Perdre Claire" sort aux éditions Publie.net en septembre 2021. https://camilleruiz.wordpress.com/

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    2 Commentaires

    • Ariane Beth dit :

      J’aime beaucoup ces textes forts et sensibles à la fois. Ils réussissent à rendre présents tous ces gens croisés, en alliant la distance du respect à une vibrante attention. Merci Camille, et j’attends la suite.

    • Quand j’avais 27 ans (+ 1 pour pas tricher complètement) le 7 septembre 1974 c’était fête de l’Huma à la Courneuve avec Théodorakis dirigeant le Chant Général du compañero Pablo Neruda – presente presente y siempre- (c’était ce qu’avaient osé crier ceux qui l’enterraient après le coup d’état de Pinochette) Le lendemain avant de prendre le train pour Toulouse j’avais rencontré André Benedetto qui venait de créer « La Madone des ordures », sur un ton badin, ponctué des flonflons d’un orchestre de cirque. En ce temps-là personne ne regardait son téléphone, mais des bouquins où des journaux papiers. Ou, aussi bien, se mettaient à discuter avec des inconnu.e.s, de ces je-ne-sais-quoi et de ces presque-rien.

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