Des objets fétiches et des péripéties universitaires

Présentez-vous (2020), livre accordéon, 12 x 17 cm, 68 pages

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Il convient de rappeler que cette œuvre répond aux exigences du cours d’Arts plastiques de la promotion de master 1 Arts de l’année 2019-2020. Le sujet, intitulé « réseaux » et donné par notre enseignante, était développé en plusieurs paragraphes et comportait de longues consignes à suivre obligatoirement pour réussir ce projet. Je la cite directement :

« Vous devrez développer ce mot qui n’est qu’un déclencheur […]. Ce sujet […] sera issu de l’un des angles critiques apportés par les supports de réflexion interrogeant la situation politique du savoir en France aujourd’hui […]. Le texte théorique autocritique devra faire état de références personnelles, dont le rapport à votre travail ou à votre pensée devra être décrit. Le sujet que vous vous serez donné devra être ancré et réfléchi théoriquement sur 4 pages imprimées en Times 12 ou Arial 11 (texte, hors images). Le sujet que vous vous serez donné devra être travaillé plastiquement selon la technique de l’assemblage. »

J’ai rendu un document de 7 pages rédigées en Times New Roman, en taille 12, avec un interligne de 1.5, des alinéas et une page d’illustrations. Comme d’habitude, je n’ai pas hésité à ajouter des notes de bas de page ; il y en avait 24. Je n’ai jamais vraiment aimé respecter toutes les règles.

En résumé : réseaux, assemblage et problématiques sociales. Dans ces consignes, notre enseignante fait référence à la notion d’assemblage selon William Seitz. Elle cite Françoise Levaillant :

« Octobre 1961 : s’ouvre au Museum of Modern Art de New York une exposition intitulée “The Art of Assemblage”, organisée par le conservateur associé du département des expositions de peinture et de sculpture, William C. Seitz. […] Le regardeur va spontanément ou culturellement imaginer des récits, réalistes ou symboliques, en partant non de ce qui est “pré-dit”, mais de ce qui reste “à dire” : c’est ce que nous appelons des “récits potentiels”. La titraison des assemblages nous apprend donc beaucoup sur la fabrication du sens. »

Je vais vous épargner aujourd’hui les critères de notation établis par notre enseignante, mais j’aimerais revenir sur les références artistiques consultées lors de la réalisation de mon projet et citées dans ma note d’intention. Je vais donc évoquer, pendant quelques petits paragraphes, le travail de Tracey Emin. Ses œuvres sont un lit, une tente, des pièces détruites dans la cour du Royal College of Art de Londres. C’est controversé, provocateur, direct ; c’est dans-ta-face et c’est tout ce que j’aime. À l’époque, je lisais beaucoup d’ouvrages la concernant ; j’aimais me documenter à son sujet et, pendant cette première année de master, je rédige un mémoire de recherche d’une centaine de pages consacré à l’étude de son travail dans les années 1990. En bref, elle me passionne autant que ses œuvres me passionnent, au point que je me suis mise à trouver certaines similitudes entre nous. Tout d’abord, elle a deux chats, Teacup et Pancake ; l’un des deux est gris comme mon chat Morty. Ensuite, elle écrit beaucoup sur le fait de ne pas vouloir d’enfants, de ne pas pouvoir physiquement et mentalement avoir d’enfants. Elle a également souvent évoqué ses traumatismes. En fait, je me retrouve en elle, je m’identifie à elle. L’écriture particulière de Tracey Emin prend de nombreuses formes, comme les livres, les articles de journaux, les monotypes et les couvertures brodées.

Tracey Emin archive les éléments importants de sa vie. Elle déclare également avoir besoin d’un lien émotionnel avec un tissu ou un objet pour l’utiliser dans l’une de ses œuvres, qu’il lui appartienne directement ou que ce soit un objet ayant appartenu à un membre de sa famille. Elle fait de sa vie son œuvre en utilisant et réutilisant les événements de son passé, en en faisant la pierre angulaire de sa création jusqu’à les extérioriser complètement. Deux œuvres ont attiré mon attention dans le cadre de ce projet : May Dodge, My Nan (1963-93) et Uncle Colin (1963-93). Dans des boîtes en bois et sous des vitrines transparentes, reposent des memorabilia, des objets de mémoire : ce sont des objets intimes, conservés ou collectés en raison de leurs associations avec des souvenirs. La première œuvre témoigne du lien affectif fort entretenu par Tracey Emin avec sa grand-mère, qu’elle présente à travers deux photos de famille, un napperon, une petite poupée et une page de texte manuscrit. La seconde œuvre est un hommage à l’oncle de l’artiste, décédé des suites d’un accident de voiture ; elle se compose de six parties, dont une coupure datée du jour et un paquet de cigarettes récupéré sur le lieu même de l’accident. L’encadrement des objets résulte du désir de se souvenir en documentant la tragédie, afin de la faire exister dans le temps, de l’immortaliser grâce à son statut d’œuvre d’art. Nos objets sont des reliques, nos objets sont les symboles de notre intimité ; ils sont les récits de notre quotidien.

Aucune réponse à mon questionnaire n’était obligatoire. Avec Présentez-vous, j’ai ouvert la description aux ressentis et aux commentaires personnels. Qu’est-ce que cela peut me faire de savoir, à moi, une inconnue, que vous reniflez le foulard à carreaux de votre frère décédé pour vous rappeler de lui ? Je suis curieuse ; je l’ai déjà dit. Comment se fait-il qu’un coquillage puisse vous rappeler que la vie est fragile ? Je ne sais pas. Ce n’est pas dit explicitement. C’est suggéré, tout au plus. C’est gardé pour soi, c’est sûr. C’est l’espace privé, ou ce que Serge Tisseron décrit comme étant « ce que l’on partage seulement avec des personnes choisies ». Comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai beaucoup lu Serge Tisseron.

Certaines informations ont manqué, laissant ainsi planer le doute sur l’origine de leur absence (on ne sait pas, on ne préfère pas dire, etc.). Certaines descriptions étaient plus rapides, se résumant en quelques mots rédigés dans un style télégraphique (des phrases courtes, des mots-clés, permettant de transmettre une information de manière rapide et efficace), comme « Bague / Ronde / Petite / Argent ». D’autres réponses étaient plus développées, s’étendant sur plusieurs lignes, concernant principalement la fonction de l’objet, sa signification ou les commentaires facultatifs autour de celui-ci, comme : « C’est mon premier hijab. Il est aujourd’hui le symbole de mon féminisme et de l’appropriation de mon corps, de ma personne ». Les contraintes du questionnaire, telles qu’elles ont été mentionnées précédemment, ont été imposées dans le but de transmettre visuellement mon approche méthodique. Le livre prive les lecteurices du contexte des questions, les laissant se perdre entre ses pages. Il est composé de feuilles de papier calque semi-opaque et de feuilles de plastique transparent. Chaque page de ce recueil doit être envisagée à la manière d’un poème ayant pour sujet la description d’un objet qu’on ne peut qu’imaginer à travers les mots utilisés pour le décrire. Toutefois, j’ai voulu qu’il soit facile de reconnaître les questions posées, insinuées, à partir des réponses ainsi présentées. Par exemple, il est possible de déduire que la formulation « à ma fille, Cassandra » répond à la question « à quoi vous fait penser cet objet ? ». Nous avons donc bien compris que les objets sont montrés de manière indirecte. Il s’agit d’une forme d’autocensure ; les participant(e)s gardent toujours le contrôle de leurs souvenirs et jouent avec ce qui est dit et ce qui ne l’est pas.

« Toujours des choses à dire, et encore je dis pas tout » (JuL)

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