Des objets fétiches et des péripéties universitaires
Présentez-vous (2020), livre accordéon, 12 x 17 cm, 68 pages
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Si l’écriture est, selon Annie Gentès, une « pratique sociale solitaire » permettant un « moment intime de confrontation de soi à soi », pourquoi ne peut-on pas affirmer que toustes les participant(e)s de ce livre ne se sont pas entièrement et profondément dévoilé(e)s ? J’entends par là demander pourquoi certain(e)s se contentent de décrire simplement une boîte à bijoux rectangulaire de taille moyenne, un « cadeau qui m’a été offert », tandis que d’autres déclarent posséder ce « moulin a poivre a main cylindrique grand marron […] depuis l’année derniere a son décè […] me fait penser a mon grand pere ki s’en servait à chaque repas et plus generalement au année de j’ai passer chez grand parent ki mont élevée [sic] » ?
Je suis fermement convaincue que la conscience de la présence d’une lecture future par une personne extérieure a perturbé la rédaction des différents textes descriptifs qui composent le livre Présentez-vous. Même si j’ai garanti le respect absolu de l’anonymat dès le départ, il subsiste toujours cette incertitude, ce on-ne-sait-jamais, cette petite voix de ce petit démon qui se pose sur votre épaule au moment de l’écriture entre soi, soi-même et autrui ; c’est-à-dire moi, cette personne que vous ne connaissez pas et qui publie un appel à participation sur Internet, ce dernier qui arrive par hasard dans votre fil d’actualité Facebook, Instagram ou Twitter. Je suis moi-même cette inconnue qui vous menace de lectures futures, qui murmure à votre oreille : écris bien, écris mieux, fais-toi lire mais surtout, surtout : n’en dis pas trop.
Le livre-accordéon Présentez-vous est un assemblage, une collection de récits intimes, d’objets fétiches, de symboles et d’identités. Nos objets sont fétiches car nous ne pouvons pas nous en séparer ; ils font partie intégrante de nous-mêmes. Mon questionnaire, partagé en ligne, a suscité une participation importante sur une courte période, ce qui prouve, je crois, qu’il existe aujourd’hui un besoin de se présenter à l’autre, de se confier à l’autre, et d’exister au sen d’une communauté. Le dispositif artistique adopté est un mélange d’émotions profondes plus ou moins maîtrisées par des auteurices anonymes en plein contrôle, projetées dans l’œuvre à travers une méthode rigoureuse et une forme plastique sobre, impersonnelle et… pudique.
L’œuvre Présentez-vous insiste sur la temporalité du souvenir. J’ai contribué à figer dans le temps des moments intimes rédigés à la va-vite sur un ordinateur ou un téléphone portable. Les objets qui composent l’œuvre se forment en réseau et s’entrelacent, chacun répondant à l’autre. L’écriture de soi requise par la participation à ce livre dépend du degré de dévoilement choisi par l’auteurice et l’auteurice uniquement. Il y a une forme de pudeur dans l’exposition de soi. Peut-être que les réponses collectées à la suite de ce questionnaire témoignent de l’évolution des relations sociales selon le contexte de l’année 2020. C’est même évident maintenant que je l’exprime par écrit. Je suggère également la possibilité que cette œuvre mette en scène un groupe d’individus présentant leur façon d’agir en société en fonction de leur forme d’écriture de soi individuelle. Ou peut-être un raccourci de penser qu’il est plus facile de reconnaître une personne renfermée qu’une personne qui se montre aisément en groupe. Je ne suis pas du tout certaine de cette idée. Au moment où je tape cette phrase sur le clavier de mon ordinateur, le compteur de statistiques indique : 4 237 mots. Autant de mots que je serais incapable de confier à un(e) inconnu(e) dans la vie réelle. Par écrit, pourtant, je sais me montrer bien différente de ma présence orale et physique, et les confidences jaillissent de moi à la vitesse des chutes du Niagara. À vous de voir ce que vous en pensez ; quant à moi, je laisse cette idée ici et je n’en ferai rien de plus.