Épisode 1/2

Musèle donc, Muse enjôleuse, la colère d’Achille…,

ai-je imploré.

Jamais,

il a crié.

Combien de fois je lui ai dit que non, il fallait pas ?

Il ne faut pas le dire, jamais.

Il faut qu’il l’entende, il faut qu’il comprenne. Dans son propre intérêt.

Je ne parle même pas de la piétaille grecque ni du mégalo colonel Agamemnon, encore moins de cet idiot de Ménélas courant derrière Madame Hélène en fugue… Mais Achille, c’est quelqu’un qui compte : à part moi, il n’y en a pas beaucoup de vraiment intéressants dans ces exploits que l’artiste va raconter à sa sauce muséale. Et s’il le faut, je le lui redirai, à cette grande gueule qui parle trop, qui veut qu’on parle de lui pour les siècles des siècles parce que c’est le plus musclé du monde, le plus réglo du monde, le plus rapide du monde ; ça c’est sûr, il court, il court, il court vite ; après les médailles, après les ennemis troyens, après les lièvres, les tortues même selon certains qui n’ont pas peur de s’embrouiller la tête avec la relativité ; et en plus il se la raconte, forcément, puisqu’il est juste, quand il est en colère….En vrai, la juste colère, c’est un luxe qu’il s’offre, parce qu’il est pour ainsi dire invulnérable, rapport à un plongeon dans une potion magique ; oui, invulnérable, sauf le talon, le détail fatal oublié (toutes les mères angoissées oublient un détail, c’est classique ) ; mais l’enfer d’Hadès ou de n’importe qui fait son trou dans les détails.

C’est vraiment con, ce talon ; sans ça, je lui en parlerai même pas de ses jamais. Je le laisserais se débrouiller avec les seules crampes de sa bile corrosive dans ses intérieurs, et il serait garanti à vie pour le reste de la carrosserie…Mais sa mère, c’était une immortelle, et ça prend pas le temps au sérieux, ces créatures. Le temps, la mort, c’est rien que des superbes courbes mathématiques, divines, bluffantes de perfection.

Faut croire que peut-être que d’avoir toujours tout le temps, ça rend bête, ou distraite ; et d’être polarisée sur sa demi-merveille, ça n’arrange rien. Bébé a bien plongé dans la sauce anti-mort, mais tant qu’à faire, il aurait fallu lui lâcher la patte à temps et le voir barboter pour se sauver lui-même, au lieu de laisser un seul bout de sa peau de pied à la merci des dents du monstre. Ce bain presque parfait, c’était bien trop pour laisser la place à l’humble considération du risque résiduel, et bien trop peu pour résister à la tentation de l’arrogance imprudente…et voilà… il se permet des coups de gueule insupportables de démesure, Achille, il braque le colonel ( qui n’est pas immortel non plus, mais lui, qu’il crève, cet infanticide sans vergogne! ) et on va jamais arriver à rentrer à la maison avec nos poches bien pleines.

Les collègues dieux de sa mère ont tout vu, ont pas pipé. Les dieux, même s’ils causent entre eux au sommet de leur Olympe théâtral, ils sont surtout silence, un silence éternel et mortel qui leur monte à la tête, le silence des majestés, celui qui hoche la tête et baisse le pouce, le silence qui n’a rien à perdre, rien à gagner, celui qui ne peut unir dans l’incommensurable des sentiments, ce chiffre qui tombe encore moins rond que le pi du cercle parfait.

C’est pour ça qu’il ne faut jamais dire jamais devant l’un d’eux, ne serait-ce qu’une petite Musette épique de rien du tout.

Parce qu’on ne sait jamais. On sait que que ça peut toujours arriver.

En vrai – je veux dire pas dans ma vie de papier où il y a des dieux athlétiques drapés dans le sfumato des montagnes de Thessalie-, dans la vraie vie des vrais gens qu’on ne met pas dans les belles paroles des odes et des poèmes, on est encore plus sûr que ça va finir par mordre, au talon ou ailleurs, cette chose à qui l’on dit parfois  jamais  parce qu’on se croit très malin, cette chose monstrueuse qui coupe tellement la chique qu’il y en a plein qui ne veulent pas le savoir, qui n’ont pas les yeux en face des trous, qui sont prêts à mettre le pied dessus comme sur un étron de chien malpoli.

Ça ne s’appelle pas le divin silence dans la vraie vie. Ça a surtout tendance à ne pas s’appeler du tout. Qu’est-ce qu’on en a à faire du divin silence, dans la vraie vie ? Est-ce que les gens qui ne sont pas dans les odes et les poèmes ont envie qu’on leur coupe la chique même s’ils en chient, sauf ton respect, Achille ?

Les poètes sont de grands malins, ils jouent à cache-cache avec le fameux silence, tout en le faisant miroiter, parce qu’il a de la gueule, ce silence de bouleversé, de tout chamboulé – j’insiste, excusez-moi, mais c’est pour l’homme au pied léger, à la cervelle d’oiseau, qui joue sa vie si nécessaire, et la surjoue même sans nécessité, qui ne veut rien comprendre, qui se fait avoir, dans sa juste colère de juste glorieux, par les grands malins injustes (et fiers de l’être, on dirait) ! Pour ne pas perdre la face devant le divin silence, les aèdes, les pôhêtes, ils écrivent sang quand Ajax le brave se fait ouvrir en deux, et le sang ne coule pas collant, épais, indélébile, sentant le fer ; on n’y voit que du rouge, du beau rouge de cinéma, fluide et étoilé en drippings étudiés ; les frères humains rendent cette chose somme toute assez inoffensive dans leurs belles paroles d’odes et de poèmes, ils font le jeu du mortel silence des héros vaincus, avec l’air de nous laisser une chance devant ce monstre qui dort dans sa caverne, et ils nous montrent comment c’est émouvant et beau quand on fait son malin à vouloir le chatouiller pour mieux le pourfendre, comment on n’a qu’à essayer, nous aussi d’être beaux et braves, et morts, comme les vrais héros.

Mais que nenni, que dalle, que néant, parce que vous aussi, bien sûr que ça va finir par vous arriver, lectrice pétrifiée, lecteur terrifié ; parce que comme disait ma grand-mère qui était bien maligne (c’est d’elle que je tiens mes mille idées et manigances), « gentil n’a qu’un œil », et ce doit être celui d’un cyclope .

J’assume donc d’être son faire-valoir, au demi-dieu preux, son poil à gratter, son repoussoir, petit gabarit, petit royaume, petites embrouilles, petit courage, pas très à cheval sur les petitesses – je reconnais que je ne suis pas toujours fiable.

Il a tort cependant de ne pas m’écouter, même si la fin de l’histoire se cache encore dans la cime brumeuse de l’Olympe !

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    2 Commentaires

    • En te lisant Muse enjôleuse, j’ai souvent perdu la voie, surtout que d’Homère, je ne connais que l’Odyssée.
      Mais quoi, la scansion, le rythme effréné, les pas de côté, les lièvres levés à chaque ligne et la tortue achilienne que tu écrases avec une maligne joie, tout ça et bien d’autres choses bluffantes à souhait, m’ont, en quelque sorte, happé, broyé, chamboulé et par-dessus tout attiré, par tout ce nommé qui finalement ne se nomme pas. Ainsi, lecteur malléable et non de pierre, c’est avec plaisir que je vais lire la suite de l’histoire, assuré qu’une fois monté sur l’Olympe, tu vas dissiper, afin de nous éclairer sur la vraie vie des dieux, entiers ou à demi, « cette brume insensée où s’agitent (leurs) ombres ». (Ra y grec mond Queneau)

      • Laure-Anne F-B dit :

        Votre commentaire, sieur Dorio, est un morceau de bravoure en soi qui ne me laisse qu’un mot en poche: merci !
        J’espère que la fin, fort cruelle et peu inattendue, de ce Prologue ne fera pas choir de haut la confiance du lecteur bienveillant, et avec elle l’humble porte-parole de ce filou d’Ulysse, du Capitole de la louange à la roche tarpéienne de la déception !!

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