Anna Ayanoglou a publié Sensations du Combat en 2022 aux éditions Gallimard. En 2019, elle avait publié Le Fil des Traversées chez ce même éditeur. Anna Ayanoglou réside à Bruxelles où elle écrit et conçoit l’émission « Et la poésie, alors ? » sur les ondes de Radio Panik. Elle accepte ici de répondre aux sollicitations de la revue Fragile.

Sensations du Combat

1 Le début et la fin

(…) l’espoir

n’est plus un vain secours, et son objet

approche (…)

(Premier poème, La bascule, II, p.9)

&

Je ne construis pas d’espoir

– je ne crois qu’au présent

(Dernier poème, sans titre, p.78)

Sensations du combat s’ouvre sur le surgissement de l’histoire d’amour, sur la proximité de sa concrétisation avec l’homme aimé et désiré devenu objet réel, tangible.

Il s’oppose à une phase, disons, plus introductive de l’histoire d’amour, où, lorsque les contours de l’homme qui m’attire se précisent, je me plais à broder par la pensée, la rêverie — à un moment où je suis certaine que mon élan vers lui n’est pas réciproque. L’espoir, alors, est comme un « vain secours », lui qui a pour moi partie liée avec l’imagination.

Le constat de la non-construction tel qu’on le retrouve dans ce dernier poème de Sensations du combat, c’est une attitude, une phase un peu bravache que j’ai face à cet espoir-imagination dont je me sers trop souvent, à mon sens, comme d’une béquille pour supporter le vide, le manque… C’est drôle, en écrivant ces lignes, me revient le premier poème du Fil des traversées que j’ai relu récemment à une rencontre : « pourquoi construire, même / quand on peut vivre et se guider / aux battements que l’ailleurs a précipités ? »

2 La ville

Vilnius (…)

Chaque année, quelques jours

je me place sous sa protection

(Eclipse de combat, Intermède, p.33)

À Vilnius, j’ai été entourée de femmes qui étaient et sont encore des amies. C’est un lieu où les hommes ne sont pas intervenus dans ma vie ! J’ai ainsi fait l’expérience, pendant l’année où j’y ai vécu et travaillé, de la sororité, de la générosité de ces femmes lituaniennes que j’ai rencontrées par mes cours (elles étaient mes étudiantes), et avec lesquelles je suis devenue amie avec une facilité déconcertante. Et puis il y avait cette curiosité mutuelle, non seulement d’elles et de moi pour la culture de l’autre, mais aussi pour ce que chacune avait à dire de cette culture « étrangère ».

Et puis, à Vilnius, il y a la ville ! Calme, ciselée, pleine d’ombres, du temps pour inspirer — dans tous les sens du terme. Quand j’y retourne, j’ai la joie de revoir ces amies et de retrouver les lieux qui me portent, la force des strates historiques encore saillantes. Et quel que soit le moment de l’année, quand je suis là-bas émergent de nouvelles idées, de nouvelles interrogations — notamment sur ce qu’est une ville, sur ce qui fait une ville — que j’explore ensuite dans l’écriture poétique.

3 Les étudiants

(…) mes étudiants

et la langue étrangère – ce chemin

du début, comme une seconde enfance

– à ceci près que je ne veux être et ne serai

ni leur mère ni leur père

aînée, plutôt – voilà aînée

(De toutes parts, II, second mouvement, pp.42-43)

J’ai pour la première fois dans Sensations du combat abordé la classe — le lieu-classe —, alors que j’enseigne depuis plus de dix ans (le français langue étrangère, à des adultes), et que j’ai voulu souvent écrire là-dessus. Mais il y avait quelque chose de trop évident qui me retenait d’aborder ce pan de ma vie par l’écriture. L’enchantement des étudiants, la découverte, la drôlerie qui peut naître des erreurs de compréhension… ça me semblait un peu trop bisounours, tout ça (d’autant que lorsqu’on se souvient de ses cours et de ses élèves, on ne garde souvent que le meilleur en mémoire). Et puis j’ai fini par le faire, juste un peu, dans le poème en plusieurs parties De toutes parts. Je voulais évoquer le lieu-classe et tenter de cerner la manière dont je le vois, quand j’enseigne à des adultes, qui sont souvent (mais de moins en moins car je vieillis !) plus âgés que moi, qui en savent davantage. Et oui, la salle de classe est souvent un refuge, pour eux comme pour moi. Pour eux car ils peuvent s’extraire de la tension des démarches quotidiennes, pour moi parce que c’est le lieu de la fantaisie — le lieu où ma fantaisie peut s’exprimer beaucoup plus librement qu’avec des collègues et des supérieurs qui ne sont pas marrants-marrants. Je mets beaucoup d’inventivité dans la préparation de mes cours — cette fois-ci ce n’est plus l’espoir-imagination, c’est le jeu-imagination ! C’est ce goût-là, très souvent accueilli avec enthousiasme par mes étudiants, qui m’a aiguillée vers l’image de la prof qui serait sœur aînée, plutôt que parent adulte.

 

4 Le mal

J’essaie de faire sortir le mal

–par la bouche

qu’il sorte, sans s’émietter à l’intérieur

(Sensations du Combat, Variation II, p.61)

Les combats, dans mon recueil, sont multiples — allez lire la quatrième de couverture, elle les dit très bien… Blague à part, le mal que j’évoque ici, c’est ce que les romantiques appelaient « mélancolie », ce que notre époque moderne nomme « dépression », deux termes qui me semblent singulièrement peu pertinents pour décrire cet état contre lequel j’ai souvent à lutter — ou avec lequel je dois cheminer, et que je cherche à dire. Quitte à choisir, je préfère de loin l’expression de « black dog » que Churchill utilisait. Les assauts du « black dog » sont liés à des situations diverses. L’inadéquation de notre vie à ce qu’on se sent être — par exemple un travail alimentaire qu’on fait pour payer son loyer — en est une. Face à cela, il y a des phases d’abattement profond, et d’autres de sursaut créatif très puissant, une force souterraine qui monte en soi et te dit « crée ! crée ! tes jours ne peuvent pas être que cette médiocrité et cette aliénation ! » Alors je tente de dire, et de dire le mal, aussi. De le faire par la perception, la description des sensations, du corps, des zones qui élancent. Mais il faut y aller doucement, il faut avoir envers soi-même cette voix amie qui dit : « pas tout en même temps, vas-y, mot après mot, retrace ». Et pour cela, le poème est à la fois un outil et un écrin magnifique.

5 Table des matières

Je réfléchis beaucoup aux appellations des parties de mes recueils. Aux titres aussi, évidemment (La dévoration / Ce savoir, se savoir), mais dès le lexique choisi pour nommer, il se passe quelque chose : on peut choisir le terme « partie », donc ; on peut opter pour « chapitre », ou bien « mouvement », avec à chaque fois des associations de genre — littéraire, musical. « Partie » est l’appellation la plus évidente, la plus neutre aussi. Avec « chapitre », on penche vers le roman… J’ai choisi « mouvement », avec certes l’idée de la composition musicale derrière, mais davantage encore par envie de fuir le statique ! « Partie » me semblait un terme très enfermant, trop stable pour ce recueil. D’autant que même s’il est peu question de déplacements et de lieux physiques dans Sensations du combat (à la différence de mon premier recueil, Le fil des traversées, où ils sont partout !), eh bien le mouvement — que ce soit l’élan vers l’autre, le retour à soi, l’élan « vertical » d’exploration de sa propre psyché — domine l’ensemble.

L’intermède, je le vois comme une respiration dans le recueil ; sa matière est différente du reste : on y trouve la ville aimée — Vilnius —, et la perception des lieux qui fait défaut dans le premier et le second mouvement ; et davantage de lumière, je crois. J’aime bien le parallèle avec un intermède dans les ballets ou les opéras : une sorte de distraction — mais qui fait sens ! — avant de replonger dans les profondeurs.

Il y a donc une certaine logique entre la substance du texte et les termes descriptifs qui annoncent l’architecture du livre — une chose éminemment importante à mes yeux, l’architecture du recueil !

.

.

(Photo titre©FW-B-Jean Poucet
Autres photos©Anna Ayanoglou)
.

Anna Ayanoglou

Anna Ayanoglou

Anna Ayanoglou est née en 1985. En 2011, elle part vivre en Lituanie puis en Estonie. Son premier recueil de poèmes, Le fil des traversées (Gallimard, 2019) se fait l’écho de ce long séjour balte. En 2020, Le fil des traversées reçoit le prix Révélation de la SGDL, et le prix Apollinaire découverte. Son deuxième recueil, Sensations du combat, paraît en mai 2022, toujours chez Gallimard. Gardant une distance prudente avec son Paris natal, Anna réside à Bruxelles où elle écrit et conçoit l’émission « Et la poésie, alors ? » sur les ondes de Radio Panik.

    Voir tous ses articles

    Laisser un Commentaire

    Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.