« Mais il devrait y avoir quelque coercition des lois contre les écrivains ineptes* et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants. On bannirait des mains de notre peuple et moi et cent autres. Ce n’est pas moquerie. L’écrivaillerie semble être le symptôme d’un siècle débordé (…) Il semble que ce soit la saison des choses vaines quand les dommageables nous pressent.

En un temps où le méchamment faire est si commun, de ne faire qu’inutilement il est comme louable. »

(Montaigne Essais III,9 De la vanité)

Entre nous heureusement qu’il n’y a pas de telles lois, déjà que les prisons sont pleines. Mais que faire, et même que dire, face au méchamment faire dont l’évidence nous assaille chaque jour, partout ? Se réjouir d’être inepte* dans ce siècle débordé, et se désoler d’être impuissant devant sa méchanceté. Dans ce siècle malade (le sien, le nôtre) dont le pire symptôme n’est pas l’accumulation d’écrivailleries mais celle d’horreurs, reste à suivre le précepte d’Hippocrate d’abord ne pas nuire.

La saison des choses vaines m’amène à cette phrase fondamentale du livre :

« Il n’est sujet si vain qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. »

(I,13 Cérémonie de l’entrevue des rois)

Telles des constellations tracées à son firmament personnel, Montaigne avait fait noter des paroles sur les poutres du plafond de sa librairie. Citations d’auteurs antiques et de la Bible. Premier du top ten : Qohèlet l’Ecclésiaste et son tube Vanité des vanités, tout est vanité. (Qo 1,2). Très peu cité explicitement dans les Essais, l’Ecclésiaste en imprègne cependant beaucoup de passages, comme cette petite phrase.

Vanité souvent tragique de la vie, ce conte plein de bruit et de fureur raconté par un fou, dit Shakespeare. Avec Qohèlet Montaigne choisit de dire moins dramatiquement : ce sont des choses sans consistance (le mot hébreu traduit par vanité c’est vapeur, fumée) d’accord, mais c’est dans l’entrelacement de ces vaines vapeurs qu’au fil du temps se tisse une vie (cf Qo chap.3)

En donnant place au tout petit n’importe quoi dans son écrit, l’écrivain démiurge reproduit à son échelle le geste divin de donner place à tout être dans le grand livre de vie.

Monsieur des Essais, en bon rhapsode**, s’amusera parfois à broder joliment sur ce thème, avec tout son art de légèreté et d’ironie.

« Tout argument m’est également fertile. Je le prends sur une mouche ; et Dieu veuille que celui que j’ai ici en main n’ait pas été pris par le commandement d’une volonté autant volage ! » (III,5 Sur des vers de Virgile)

«Je prends de la fortune le premier argument. Ils me sont également bons. (…) De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prends un tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, parfois à pincer jusqu’à l’os. » (I,50 De Democritus et Heraclitus)

*Entendre l’étymologie in-aptus = non adapté

**Rhapsodie évoque la couture. Le rhapsode, tel Homère (ou les jongleurs médiévaux), est celui qui coud ensemble des chants de diverses sources pour en construire son poème personnel.

Crédit image : Josse/Leemage/AFP

Un Commentaire

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    La saison des choses vaines est assez éternelle… Ecrire sur elles, voire écrivailler, c’est encore un essai, au fond, de tirer de la fumée quelque odeur de pâté, comme Till…

Laisser un Commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.