À Rome, l’excursion classique hors les murs consiste à vagabonder dans les Castelli Romani, cette région au sud-est de la ville faite de hautes collines et de lacs où se lovent d’antiques petites cités, des vignes, des auberges, des nostalgies et des villas. Des villas, justement.

Vous quittez Rome par la SS7, après être passé devant Saint Jean-de-Latran où peut-être vous aurez gravi les marches de la Scala Santa. Vous pénétrez dans les Castelli Romani par Castelgandolfo, bientôt Ariccia, sans trop vous laisser distraire par l’immensité du panorama qui court jusqu’à la mer. Ici, certains prétendent qu’à la nuit tombée, on voit le spectre de Cicéron en route pour sa villa de Formia, où il se fera assassiner ; on peut raisonnablement en douter. D’autres assurent qu’on aperçoit parfois au large les voiles des bateaux d’Énée débarquant dans le Latium après avoir abandonné Didon en sa Carthage ; cela paraît plus vraisemblable.

Dans tous les cas, un petit nuage blanc passe solitaire haut dans le ciel auquel il tente d’échapper.

En continuant en direction de Genzano, à un tournant, vous ne pouvez manquer sur votre droite des grilles ouvertes sur une allée traversant un vaste parc arboré qui descend en pente douce vers le lac de Nemi : au bout de cette allée se dresse la villa Montegorga.

Édifiée en 1557-1561 sur les plans, dit-on, du divin Michel-Ange, elle fut réaménagée au milieu du XVIIIème siècle par Gabriele Valvassori (1683-1761) pour le compte de Fabrizio II Montegorga. Soyons franc : hors l’escalier à double révolution aux marches de vieilles pierres moussues, la façade ne paye gère de mine.

Qu’importe. Car une fois pénétré à l’intérieur de la villa, c’est un envoûtement. Le comte de Montegorga, à l’origine des travaux, était non seulement un homme riche grâce aux revenus de ses fiefs épars dans les terres pontificales, doublé d’un homme puissant, frère du cardinal du même nom et neveu ‒ par alliance ‒ du duc de Modène Renaud III d’Este, mais c’était surtout un homme que les Anglais auraient qualifié d’excentrique et les Français de bizarre.

Féru de sciences occultes, et à ce titre correspondant de Raimondo di Sangro, prince de Sansevero, le comte aurait lui-même décidé la distribution des pièces selon un plan que l’on a dit inspiré par les recherches contemporaines sur la kabbale. Les exégètes, et ils sont nombreux, y perdent leur latin et plus encore leur hébreux. A part le dessin d’un tétragramme issu de la Clavicule de Salomon qui serait à l’origine du programme et sur lequel tous s’entendent, ils ne sont d’accord sur rien. Pourtant, une étude récente (2016) du philologue allemand Dettlef von Soriau a proposé une hypothèse révolutionnaire et des plus séduisantes : le plan de la villa s’inspirerait en fait des architectures fictives des palais de mémoire chers au poète Simonide de Céos et aux rhéteurs latins.

Maheut Bolard-Veyretout (copyright)

Quoi qu’il en soit, la distribution des pièces dans lesquelles on se perd comme en une forêt magique, leur luminosité, leur décor rocaille où abondent stucs, marbres, tableautins, fresques en trompe-l’œil et autres fureurs ornementales, vous enlèvent au ciel d’où il est ensuite délicat de redescendre, surtout si l’on y a effleuré ce petit nuage blanc y voguant en solitaire, et devançant les voiles de même couleur des vaisseaux d’Énée.

Le parcours est d’une telle ingéniosité qu’il mène inévitablement, à l’ouest de la villa, à la grande salle dite salle de bal ou salle de Psyché. Salle de bal en raison de ses dimensions, à peine inférieures à celle du palais Labia à Venise, de la qualité de son parquet (noyer) et, au milieu du mur nord, de la présence d’une tribune de musiciens à l’ornementation raffinée où s’entendent encore, en prêtant l’oreille, de délicats accords de violons, de violes de gambe et de hautbois. Salle de Psyché car les fresques couvrant la salle illustrent, en quatre épisodes, l’histoire de Psyché. Les trompe-l’œil architecturaux qui encadrent les scènes sont dus au maître de la quadratura, Gerolamo Mengozzi-Colonna (v.1688-v.1772), vertigineux comme à son habitude, tandis que les représentations figurées sont de la main du maître de la fresque, Carlo Innocenzo Carlone (1687-1775).

Celui-ci n’en est pas à son coup d’essai : à cette date, il a déjà décoré à fresque une quantité invraisemblable d’édifices, tant dans sa Lombardie natale que dans les terres d’Empire. Il a fallu toute la puissance de conviction du comte Montegorga ‒ et probablement quelques bourses de monnaies sonnantes et trébuchantes ‒ pour qu’il consente à cet exil romain, ce qui explique l’incroyable rapidité du chantier : en un an il était bouclé.

Sur les parois sud et nord figurent Psyché montrant à ses sœurs les présents de l’Amour, et L’Amour et Psyché ; sur la paroi est, L’enlèvement de Psyché, le mur ouest ouvrant par de vastes baies sur le parc et peut-être bien la mer, au-delà. Au plafond enfin, dans un saisissant raccourci brillamment mis en valeur par les quadratura de Mengozzi-Colonna qui l’encadrent, Psyché reçue dans l’Olympe au milieu de nuées qui vous tournent la tête. Lorsque l’on pénètre dans cette salle, on ne sait trop d’où nous vient notre égarement, des trompe-l’œil architecturaux qui dilatent l’espace au point de l’abolir, ou de l’ensemble des fresques qui nous transportent dans l’univers de la fable, où tous nos repères habituels se sont évaporés. On voudrait s’asseoir à même le sol, puis s’y allonger, fermer les yeux pour les rouvrir, se relever et vagabonder dans ce monde d’enchantement.

Et voici que depuis la terrasse du palais de Psyché un homme, un pied sur une marche et passant devant une colonne, vient vers nous, dans lequel nous devinons un serviteur : il nous tend un plateau sur lequel repose une tasse de café dont l’arôme virevolte sous nos narines. On se la dispute, mais notre main qui s’empresse s’en vient heurter le mur ‒ il s’agit d’un autoportrait de l’artiste.

Allons !

Lorsque l’on se trouve à Ariccia, le mieux reste encore de s’asseoir sur la terrasse d’une auberge, à l’ombre de la treille, et de déguster un petit vin blanc frais des Castelli Romani, en attendant qu’un jour, peut-être, cette villa soit construite et décorée.

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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    2 Commentaires

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      Encore une bien séduisante mystification, peut s’en faut qu’on n’aille se perdre à chercher cette villa Montegorga, et peu importerait puisqu’on aurait croisé tous ces fantômes qui nous tiennent déjà compagnie dans nos studii, et qu’on finirait sous une de ces tonnelles avec vino bianco ou expresso !
      Merci pour cette belle promenade qui donne envie de repartir à Rome avec de modestes attentes, car il y est toujours de grandes surprises.

    • Laurent Bolard dit :

      Les villas italiennes offrent tant d’irréalité dans leur ordonnancement, leur décor, leurs jardins, leurs désirs, qu’il suffit d’un rien pour les faire basculer dans l’au-delà du possible : un songe, une plume, un nuage ou un verre de vin en trop…
      En vérité, notre entendement se heurte et se heurtera toujours à la fureur de l’art et de l’histoire de ce pays.
      Avec le vino bianco (ou rosso) pour nous endormir, et l’espresso pour nous réveiller.

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