Aquarelle et encre de Jacqueline L’Hévéder
Tu m’as souri, tu m’as offert un café dans les odeurs de térébenthine, j’ai eu mal au cœur, même si j’aime cette odeur de pierre et d’onguent. Tu m’as questionné, mes projets, ma vie studieuse, tu m’as expliqué la pose, ta manière de travailler, et que ça risquait de durer ; tu me regardais continûment, tantôt comme une gravure anatomique, tantôt comme un reflet du dehors dans une vitre qui t’envoyait au loin ; je t’ai bien vue, va, qui me scrutais sans retenue ; mais je ne te livrerai ni mon père ni ma mère. Débrouille-toi sans. J’essaie aussi, mais en vain, de chercher sous ton visage et tes mots ta parenté, de comprendre à qui j’ai affaire. Perdu dans une blouse ocellée au hasard de peinture, ton corps ne dit rien de lui, tes petites mains calmes et pointues, précises quand tu parles, comme ma belle marraine aux yeux changeants qui me donne des rêves parfois ; tes yeux affamés, miroitants, peints, je les vois bien, mais ils papillonnent sur les outils, la peinture. Soudain, ils se taisent et se fixent : je comprends que le portrait commence bien avant le pinceau.
Tandis que tu me demandais si j’aimais la peinture, si j’avais essayé, quels artistes j’aimais, et que je me refermais, tu as trempé la toile dans une lessive de peinture fluide qui lavait gris souris ; tu l’as ressortie baptisée de taches, des géographies premières, dont tous les chemins semblaient mener à un dire fatal . Derrière le paravent où je me suis mis nu, passé le premier frisson sur ma maigreur, la chaleur a enveloppé ma peau d’un linge suffisant. Je suis sorti et tu n’as presque plus parlé ; tu m’as fait asseoir sur le haut tabouret devant toi – d’abord, c’était inconfortable – et tu les as explorées, sans hâte, ces taches, du bord des yeux, et d’un pinceau encore vierge. Y as-tu repéré mon image, ses fragments livrés épars de la main du hasard sur ce linge essoré?
Un modèle vivant, ça s’appelle comme ça, ce que je suis, depuis tout à l’heure, pour me payer quelques bouquins ; mais qui modèle qui ? On manque d’air ici, la térébenthine ; même si la mer n’est pas si loin, c’est la campagne et sa poussière, ses pinèdes, ses orties. De chez moi – de chez mon père, ma mère ? – on voit les bateaux qui s’en vont ou sortent jouer avec le vent.
Qui vais-je devenir après la peinture bue par la toile, qui seront ces silhouettes surgissantes et intimes, sculptées dans l’air par ton geste opaque et musclé qui les griffe de l’autre côté du chevalet ? Dans cette attente, je suis seul. (…)