Théâtre en énergie de dépassement

 

Emmanuelle-Dupuy
Emmanuelle Erambert, portrait

Emmanuelle Erambert

Auteur, metteur en scène, comédienne, et pédagogue au théâtre
Collectif d’artistes et production L’Atelier Continue

 

A la rencontre du féminin

 

MB : Quelle formation artistique a été la plus déterminante dans votre parcours théâtral ?

Emmanuelle Erambert : Etrangement, c’est la première. Celle que j’ai suivie lorsque j’étais au lycée ; j’étais dans un lycée à Versailles, il y avait ce qu’on appelle “le concours interscolaire” qui était organisé par le théâtre Montansier, le théâtre de Versailles. Donc j’ai fait mes premiers pas sur scène au théâtre Montansier, j’avais 15 ans. Là, j’ai rencontré une dame qui avait beaucoup de panache, c’était un personnage particulier, elle s’appelait Colette Haumont. Actrice à la Comédie Française dans les années cinquante, une très belle actrice apparemment, ce fut mon premier professeur de théâtre. Une femme très atypique, elle avait roulé sa bosse, visiblement son parcours était chaotique, et elle n’avait probablement pas eu la carrière qu’elle avait espérée. Colette Haumont s’était alors consacrée à la transmission, elle faisait ce métier avec beaucoup de dévouement et de passion. Des accès de colère lui prenaient comme ça, elle fumait beaucoup, buvait beaucoup, avait toujours des grands chapeaux, un personnage théâtral ! Elle avait déjà un certain âge, nous impressionnait beaucoup. Mais surtout ce qu’elle avait de génial, c’est qu’elle nous a tous donné, à tous les participants de son atelier et du concours au théâtre Montansier, eh bien : une grande liberté ! On arrivait, on lui disait : “Voilà Colette on a envie de monter telle pièce de théâtre, tel auteur”. Elle disait d’accord du moment que nous ne faisions pas une représentation de plus d’une demi-heure. Donc nous faisions nous-mêmes nos coupes, nous faisions nous-mêmes notre distribution… en résumé nous étions porteur de notre projet. Colette Haumont nous accompagnait, elle nous suivait, quand nous lui demandions conseil, elle venait, si nous n’en avions pas besoin, elle ne se déplaçait pas. Elle nous donnait une confiance et une liberté incroyables, et elle nous a donné à tous, le feu sacré, dès le début. A quinze ans, en pleine adolescence, rencontrer une dame telle qu’elle, c’est un peu comme Obélix tombant dans la potion magique. Les autres acteurs de cette aventure en témoignent aujourd’hui par leur parcours, après nous ne nous en sommes jamais remis. La flamme est toujours en nous, très fort, nous en vivons dans le réel. Pour moi c’est resté une vraie passion. Ce n’est pas avec elle que j’ai appris les techniques théâtrales, ce n’est pas avec elle que j’ai appris “le métier”, mais c’est avec elle que je suis tombée amoureuse du théâtre.

 

MB : Vous dirigez une troupe d’acteurs complets, danseurs, chanteurs etc. Le dépassement physique sur scène est-ce important pour vous ?

Emmanuelle Erambert : Très. Je pense au passé, toujours. Très vite nous avons monté notre compagnie de théâtre, « Qulture Frac »avec mes camarades de l’atelier théâtre participant au concours du théâtre Montansier de Versailles. Nous avons donc monté notre compagnie, puis très vite, les couleurs du temps nous ont gagnés. Il s’agit… des années quatre-vingts. L’époque des spectacles du théâtre d’image, du théâtre visuel, l’époque des marionnettes géantes de Philippe Genty. Nous étions très marqués par ce théâtre-là. Nous montions beaucoup de créations très visuelles et très physiques dès le début. Nous alliions la musique, la chorégraphie, le théâtre d’image… Lorsque nous avions le budget nous mettions des marionnettes géantes dans nos spectacles. Ç’a été une grande influence.

Etant jeune j’ai également fait beaucoup de danse. C’est ma deuxième passion. Aimant la danse et le théâtre, j’en suis donc venue tout naturellement à m’intéresser à la comédie musicale. De fil en aiguille, j’ai eu plus d’exigences physiques auprès de mes acteurs. J’aime bien que les acteurs aient un corps et sachent s’en servir. Sur scène, je ne veux pas juste un cerveau qui parle.

 

MB : Pour votre dernière mise en scène l’idée d’un mythe à revisiter vous a plu, pourquoi un mythe ?

Emmanuelle Erambert : Je trouve que c’est intéressant, surtout le mythe de Dom Juan. D’autres mythes existent, ça aurait pu être Faust. J’avais d’ailleurs pensé au mythe de Faust. Je le connaissais peu finalement, connaissant mal la langue allemande. Dom Juan je le connaissais bien pour l’avoir étudié. J’avais joué Elvire en école de théâtre lors de scènes répétées. Comme tant de comédiennes, je voulais travailler ce rôle parce que c’était un beau rôle. J’aimais bien le personnage de Dom Juan. J’adore Molière bien sûr, mais il n’est pas le seul à avoir écrit un Dom Juan. Comparer les différents Dom Juan depuis le début jusqu’à nos jours m’a plu.

Un mythe, personnage atemporel, universel, qui est dans une forme de dépassement, cherche à transcender son état d’être humain. Quand nous regardons le mythe de Sisyphe, d’ailleurs entre Dom Juan et Sisyphe il y a bien des liens… Chez tous les personnages de la mythologie, leur point commun c’est qu’ils cherchent à dépasser leur simple statut de mortel, ils cherchent à s’approcher des dieux, quitte à se brûler les ailes, ce qui ne finit pas toujours très bien pour eux. Ils s’érigent au statut de dieu ou de demi-dieu, dépassant leur condition humaine. Je pense que Dom Juan, d’une certaine façon dépasse sa condition d’homme, cherchant à transgresser, à provoquer, à ne pas se plier aux conventions de la société. Ce qui m’a plu, c’est le côté transgressif. J’ai l’impression que le mythe s’apparente à une forme de transgression.

 

MB : Avec Don Juane, vous avez démontré qu’une femme peut être aussi redoutable qu’un homme. Est-ce une manière de dépasser certains à priori plébéiens à propos de la femme ?

Emmanuelle Erambert : Oui bien sûr. On m’a souvent demandé si c’était féministe, mais je ne sais pas bien répondre à cette question. Elle ne finit pas mieux que Dom Juan, donc je n’ai pas eu de partie pris au départ. J’avais juste envie de dire qu’une femme pouvait être aussi forte et puissante qu’un homme, et être dans la même problématique existentielle qu’un homme. Un mythe n’a pas de sexe. Avec Othello, par exemple, nous sommes dans un rapport réel femme/homme. Don Juane s’attaque vraiment à une statue qui vient de l’au-delà (rires). Une manière également de replacer l’orgueil à sa place universelle de Hollandais Volant.

 

MB : Mettez-vous en scène une histoire au féminin pour rapprocher le théâtre des femmes ?

Emmanuelle Erambert : C’est pour me rapprocher de la femme, de la féminité. J’ai tenté de donner à voir un autre aspect de la féminité, de plus en plus représenté d’ailleurs aujourd’hui. Nous voyons au théâtre des rôles de femme de plus en plus indépendante, libre, forte, affirmée. Nous sommes loin du sexe faible d’avant. Je voulais aussi me rapprocher des comédiennes, parce que je suis comédienne de formation. J’ai souffert dans le passé de constater que les femmes n’avaient pas beaucoup de rôles. Il y a moins de rôles pour les femmes que pour les hommes. Les comédiens ont plus de chance que nous. Dans une pièce classique nous aurons deux tiers d’hommes représentés pour un tiers de femmes. Dans le théâtre contemporain ça change, mais pas non plus d’une manière spectaculaire. Vous avez peut-être “Eileen Shakespeare” de Fabrice Melquiot, Garcia Lorca pour remonter un peu plus loin dans le temps. Peu de très beaux rôles de femme existent. Je me suis donc dit : “Pourquoi je ne m’emparerais pas des grands rôles, des grandes figures masculines, que tous les comédiens rêvent d’interpréter ?” Tout le monde veut jouer Dom Juan, c’est un rôle riche. C’est un fantasme tout de même de jouer Dom Juan pour un comédien, nous qui sommes des narcissiques en un sens. Il s’agit de séduction… Les acteurs aiment plaire, c’est un fait. Beaucoup de comédiens, la plupart d’ailleurs, sont de grands timides qui rêvent de devenir extravertis.

Je voulais donc donner un beau rôle à une actrice, qu’elle ne soit pas toujours le faire-valoir d’un homme. En regardant le théâtre classique, même les plus beaux rôles féminins sont toujours de grandes amoureuses. Les femmes dépendent toujours d’un regard masculin. Elles ne vivent pas pour elles. Nous sommes toujours dans cette problématique amoureuse. Non pas que je sois contre. Au moins Dom Juane elle séduit… mais (hésitation, sourire charmant)… c’est vrai, elle ne tombe pas amoureuse (rires). Ce n’est pas un personnage romantique puisque le romantisme n’existe pas à l’époque de Molière. Des Dom Juan romantiques ont existé plus tard. Des auteurs se sont amusés à revisiter le mythe de Dom Juan en en faisant, soit un Dom Juan un peu vieillissant, soit un Dom Juan qui finit par tomber amoureux, notamment d’Elvire. Des versions existent : Pouchkine etc. Ça change complètement la teneur du personnage, ce serait un Casanova qui tomberait finalement amoureux. Ça lui enlève sa dimension existentielle, avec ce désir par essence inassouvi. Dom Juan n’est pas très heureux, en compensation il aspire à une jouissance absolue. Il est en quête d’un désir encore plus fort, preuve qu’il n’est jamais satisfait. Il n’a pas de temps pour du plaisir.

Plusieurs facettes de Dom Juan existent. Le Dom Juan de Molière est un conquérant. Il est dans cette apparence d’assurance, de “libertin méchant homme” c’est ainsi que la littérature l’a longtemps défini. Lorsque nous regardons les Dom Juan d’avant Molière, notamment celui de Tirso de Molina qui m’a influencée… oui, Tirso de Molina est un moine espagnol, le premier à avoir écrit un Dom Juan. Il l’a écrit un petit siècle avant Molière. Il s’agit du théâtre baroque, situé entre le milieu du XXVI ème et celui du XVIII ème. Nous sommes à l’âge d’or espagnol. Il est probable que Molière, soit l’avait lu, soit en avait entendu parler. Il s’est inspiré du Dom Juan du théâtre italien bien sûr, « Don Giovanni », mais lui-même s’inspirait du Dom Juan espagnol de Tirso de Molina. Celui-ci raconte un Dom Juan très fougueux et très fou-fou en fait. Il est bien plus premier degrés, jouisseur, spontané, naïf. Il cherche vraiment à s’amuser alors que celui de Molière est plus cynique, il a plus de vécu. Nous sentons toute l’ambiguïté dans celui de Molière à qui il a donné toute sa pâte. Un Dom Juan qui, à travers ses frasques, critiquait la cour, la bien-pensance, la religion, les dévots, comme avec Tartuffe par la censure duquel il a été très perturbé un an avant. A côté de ça il s’inspire d’un Dom Juan très fougueux, très jouisseur. Une ambivalence apparaît du coup dans le personnage. Nous pouvons dire : “Il est ça, mais aussi ça”, il a beaucoup de contrastes, ce qui me plaît.

 

MB : J’ai lu votre pièce de théâtre, Ressac, le dépassement sublime d’une discorde amoureuse grave. Est-ce urgent de faire cesser la guerre femme/homme ?

Emmanuelle Erambert : Oui, il est urgent que la guerre femme/homme cesse quand on voit les proportions qu’elle prend. Mais Don Juane ne tue personne en définitive. Elle a tué la Commandeuse, une statue de l’au-delà, c’est tout. Le rapport au crime est tout de même contextuellement différent. Au XVIIe siècle, si vous vous faites attaquer dans la forêt par des voleurs, vous tirez un coup d’épée, c’est normal. Donc Don Juane en bonne aventurière d’alors, s’affronte au crime de grands chemins. Une conquérante n’est pas pire, ni meilleure qu’un conquérant. Les femmes ne sont pas moins bien ou meilleures que les hommes, il n’y a pas de ça.

7 Commentaires

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Quelque épris-e d’idéal que soit Don Juan-e, il lui faut marcher sur des vies, ce Sisyphe-là roule son rocher sur des corps et des coeurs.
    Cher payé, ce prix sur autrui, égalitaire ou pas, non?
    Qu’il faille faire tomber des statues, n’en doutons pas, mais ne pas cesser non plus de questionner pacifiquement ce qu’elles représentent.

    • Bal dit :

      Ah ah ah ! Redoutable figure de séduction qui fait peur… Don Juan, le premier self made man, voilà un portrait bien balancé à la société d’aujourd’hui, un beau miroir. Oui, c’est très juste.

  • Pierre Hélène-Scande dit :

    Comme le dit Emmanuelle Erambert, le Dom Juan de Molière offre des contrastes : par exemple, c’est aussi un type qui tombe à l’eau et manque de se noyer en tentant d’enlever une jeune fille (cf acte II, scènes 1&2). Dans le genre pauv’ cloche, on ne fait guère mieux…

    • Bal dit :

      Je vous trouve très drôle Pierre, et j’approuve la remarque appuyée des propos que tient Emmanuelle Erambert sur le caractère contrasté du Dom Juan de Molière qui nous permet plus de jeux et de nuances, dans tous les sens qu’ils peuvent adopter.

  • Françoise Salamand-Parker dit :

    Intéressant aussi le « Don Juan » épris de virginité, revisité par une de mes idoles littéraires qui n’a jamais eu la place qui lui revient JOSEPH DELTEIL.

    • Bal dit :

      Merci mille fois pour la référence que je vais découvrir dès que possible.

    • Bal dit :

      Je viens de finir la lecture du « Don Juan » de JOSEPH DELTEIL, merci encore pour cette merveille d’humour et d’intelligence, j’ai passé un moment unique et j’ai ri comme peu de fois j’en ai eu l’occasion en lisant. Ce livre est un vrai petit bijou, sans oublier que c’est un cadeau pour les femmes !
      Marie

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