Lectrice, lecteur, ouvrons donc un peu la Bible. Précision liminaire : je ne suis pas croyante en fait de religion ou idéologie (sauf à considérer que l’humanisme universaliste est une idéologie) (mais ça ne me dérange pas qu’on choisisse de le nommer ainsi).

Mais j’ai cru assez longtemps au dieu biblique. De ce temps je retiens d’essentiel le partage du texte avec d’autres : femmes, hommes, juifs, chrétiens, croyants ou pas, savants à divers degrés, tous m’ont éclairée de leur intelligence et leur ouverture. Et il m’en reste le goût de ne cesser de relire ce texte, comme je relis Spinoza, Montaigne, Freud, Nietzsche.

De la Bible on peut parler de bien des façons : en exégète, historien, philosophe, poète. Je le fais ici disons en amatrice éclairée (par ces lectures partagées, aussi par quelques études plus formelles).

La Bible on le sait signifie les et non le livre. Le singulier pourrait faire croire à un texte conçu comme une totalité bouclée. Mais non ceci n’est pas un pavé, c’est une mosaïque (forcément) (même si le machin en petits cailloux n’a rien à voir avec Moïse dixit Robert l’autre bible).

C’est un texte baroque, tissé de styles littéraires fort variés, du code rituel le plus étroit à la plus subtile poésie, en passant par récit mythologique ou prétendu historique, sentences philosophiques, parole prophétique. Le tout assorti de déconcertantes superpositions d’humeur : apologie et dénonciation, appel au pardon comme à la vengeance, jubilation et déploration, affirmation confiante au cœur-même d’un questionnement angoissé.

Pourtant ces incohérences apparentes ne vont pas à l’encontre du pouvoir de signification, elles en sont bien plutôt le moyen. C’est de leur reconnaissance que le livre tire aptitude à laisser parler la chair vive et le réel. Nous confrontant à la juxtaposition de textes contradictoires, la parole biblique implique de poser le fait de l’interprétation comme constitutif de son sens. Et récuse par là-même un mode transcendant d’accès à la vérité. (Comme l’a argumenté un lecteur et pas des moindres, j’ai nommé Spinoza).

Côté structure, si l’on fait l’impasse sur le trop pointu genre dates et strates de composition (non que ce soit sans intérêt, mais format oblige), on a aujourd’hui deux testaments, le premier et le second (jusque là on y va avec M. de la Palisse). Le second (des évangiles à l’apocalypse) est écrit en grec. Le premier en hébreu, à l’exception de quelques livres tardifs. La traduction grecque, dite Septante, serait fruit du travail de 70 sages ayant abouti séparément au même texte au mot près (chassez le mythe il revient au galop). Ensuite on a traduit en latin, c’est la Vulgate. Et depuis on continue à lire, traduire et interpréter.

Ouvrons la Bible donc, mais à quel endroit ? Nous allons parcourir neuf psaumes. Sur 150 c’est bien peu d’accord, mais ceux-là m’ont arrêtée, et suffiront je pense à donner une idée de l’ensemble.

Psaume vient de la traduction de la Septante, psalmon, un air joué sur l’instrument appelé psaltérion. En hébreu le livre se nomme sefer tehillim, livre des louanges. Mais aucun de ces deux mots ne me convient vraiment.

Je m’autorise donc à substituer au terme louange celui d’admiration, que j’entends : « L’Admiration est l’imagination d’une chose en quoi l’Esprit reste fixé parce que cette imagination singulière n’est aucunement enchaînée aux autres.» (Spinoza Éthique Partie 3. Définition des affects)

Cette « distraction de l’Esprit » est proprement une extase, un instant suspendu, temps de relâche pour le malheur et la tristesse, temps ouvert à la pure joie d’exister. Aussi bref qu’il soit, quelle qu’en soit la cause, il suffit à nous revivifier, nous fait reprendre souffle. Les psaumes ont, il me semble, ce propos, en tous cas ils ont cet effet (du moins sur moi, mais je gage que je ne suis pas la seule).

Ils ont été écrits probablement sur un temps assez long, et certainement par des auteurs différents. Beaucoup sont attribués au roi David dans leur texte même. Les attributions bibliques n’ont qu’un rapport fort lâche à une quelconque vérité (et même vraisemblance) historique, mais elles ne sont pas pour autant sans signification, on le constatera. On peut de fait voir en ce David le principal créateur du recueil, assemblant les poèmes comme un rhapsode antique, un jongleur médiéval.

(Pour ce qui suit, je me réfère au livre des historiens archéologues Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman La Bible dévoiléeBible unearthed Bayard 2002).

Le parcours d’un berger à Juda au XI° siècle avant JC (son lointain descendant si l’on en croit la rumeur), appelé par un prophète à succéder au roi Saül, perdant l’esprit et la faveur divine (cf livres de Samuel), est plus légendaire qu’historique. Comme les patriarches ou Moïse, « David » est un personnage littéraire, élaboré à partir de traditions orales au moment-clé de l’histoire que fut le règne de Josias au VII°siècle, à mi parcours du temps entre la chute de Samarie (722) capitale du royaume du Nord (Israël), et celle de Jérusalem (586) capitale du royaume du Sud (Juda).

Avec l’arrivée en Juda de réfugiés venus de Samarie, commença à se fonder un royaume unifié. Il fallait l’adosser à une idéologie, une narration. On écrivit alors l’histoire de grands ancêtres, les patriarches (type Abraham). Quant au royaume que l’on ambitionnait, on le projeta dans le passé, on le remit aux mains de David et de Salomon (probablement chefs de clan assez charismatiques pour qu’on en ait gardé mémoire).

Ce storytelling combina politique et religieux. Le royaume du Nord pratiquait le syncrétisme entre le culte de YHWH et celui de dieux régionaux. Josias et le think tank sacerdotal purent instrumentaliser ses récents malheurs : c’était la punition de YHWH pour ne pas lui avoir conféré l’exclusivité. On allait le faire maintenant. La religion du Dieu unique cimenta la société du royaume de Juda autour de l’éthique de l’alliance. Et pour le culte Josias fit rénover le temple à Jérusalem.

Quand Jérusalem tombe à son tour, que le temple rasé, les Juifs déportés à Babylone, on emporte l’essentiel, le livre. On le continue en continuant la vie, à Babylone, puis de retour à Juda quand Cyrus roi de Perse élimine Babylone. De tout cela on trouve des traces dans le livre des admirations.

Quant à la personnalité prêtée au roi poète, elle rejoint les thèmes et le style des textes.

Il connaît la mélancolie, lyrique, nostalgique, et tout autant âpre, violente, désespérée. Mélancolie articulée à la perception de l’ambivalence humaine.

Il connaît la grâce. David a beaucoup de défauts, il est violent, mégalomane, manipulateur. Mais c’est un être de légèreté. Dans son combat contre Goliath, elle est le seul atout pour sa victoire. Goliath, engoncé dans son armure, croule sous le poids de ses armes. David est nu, et sa fronde est un jouet d’enfant facile à manier, ce qui lui donne une imparable rapidité et aisance de mouvement.

La même aisance et légèreté, la même nudité aussi, se retrouvent quand, devant l’arche d’alliance, il se met à danser de joie, sans souci de sa dignité de souverain, ce que lui reproche sa femme Mikal (2 Sam 6, 14-20). Cette légèreté fait son charme, cette sorte de grâce enfantine qu’il conserve tout au long de son histoire.

Et puis il connaît la musique, seule sa musique peut détourner Saül de ses idées noires.

Les psaumes font ainsi de la musique des instruments et des mots un charme contre la douleur. Et davantage. Leur génie est de réaliser par le travail poétique la sublimation de la douleur, d’en faire, au même titre que la joie, un chant. Un chant en quelque sorte au-delà de la bénédiction ou de la malédiction (on le verra particulièrement aux n° 4 et 6).

Ainsi, « David » acteur de l’histoire et auteur de psaumes, se tient au lieu d’articulation des deux réalités, la vie et le texte. Cette articulation est le point focal de la Bible. Et il se trouve que ce livre des admirations en occupe le centre.

Pour finir cette longue introduction : je cite le texte dans l’édition bilingue hébreu/français de Patrick Calame et Franck Lalou (Albin Michel 2001 revue 2009), bons passeurs du texte pour la non hébraïsante que je suis.

Illustration : photo par falco de Pixabay

5 Commentaires

  • Pierre Hélène-Scande dit :

    Belle et intéressante introduction, Ariane ! Elle nous invite, je suppose, à sortir du temps , ou à nous y enfoncer, pour retrouver mieux armés l’actualité.

    • Ariane dit :

      « Sortir du temps et s’y enfoncer » en même temps, c’est vrai il y a de ça avec ces textes tout à la fois inscrits dans une histoire et intemporels. Sans s’abstraire du présent et de la réalité (pas trop possible de toutes façons au plan affectif, et encore moins souhaitable au plan moral), ils nous offrent cette distance suspensive de « l’admiration » selon Spinoza, telle que je l’interprète en tous cas. On dézoome d’une image trop fascinante, on passe en plan large, et alors on peut zoomer à nouveau sur d’autres images. C’est ce qui se passe dans certains de ces textes, on verra ça particulièrement aux n°3 et 6 de cette série. A suivre donc.

  • Laure-Anne dit :

    Merci de cette introduction, j’attends les épisodes avec impatience !
    La Bible bilingue comporte-t-elle des notes pour les non lecteurs d’hébreu?

    • Ariane Beth dit :

      Et j’attends avec non moins d’impatience, chère lectrice, vos commentaires toujours avisés, qui relancent ma réflexion. Alors non, Lalou et Calame n’ont pas mis de notes, mais il y a une intro très bien faite et, pour chaque ligne, le mot à mot en regard de leur traduction. ça aide un peu.

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