L’ensemble constitué par les quatorze psaumes des montées s’organise selon une structure simple et ample. Elle dessine l’image d’un arbre, ou d’un chandelier, ou encore d’un groupe de corps levant sept paires de bras. Autour d’un axe de symétrie, les poèmes s’y répondent deux à deux, par des convergences thématiques, des parallèles ou des antithèses, par le retour d’éléments métaphoriques.
L’axe de symétrie se trouve au n° 127, cime de l’arbre ou du chandelier. Autour de lui s’ouvrent les pages du livre comme un éventail, le ps 128 faisant écho au 126, le 129 au 125, et ainsi de suite. L’horizontale la plus large, éventail totalement déployé, fait passer du monde déchiré criant vers la paix (ps 120) aux veilleurs de YHWH réunis dans la paix de Sion (ps 134). Au moment où l’éventail se referme sur le ps 127, sont mis en regard, dans des métaphores pareillement agricoles, les moissonneurs en liesse du retour d’exil (ps 126) avec le juste en paix dans la fécondité de sa maison, dont la femme est une vigne et les fils des oliviers (ps 128).
Compte tenu de sa position de pivot, il n’y a donc pas à hésiter : c’est à ce ps 127 que le livre nous invite à nous intéresser maintenant.
1 Chant des degrés de Salomon. Si YHWH ne bâtit la maison, en vain peinent ses bâtisseurs ; si YHWH ne garde la ville, en vain veille le gardien.
2 En vain avancez-vous votre lever, retardez-vous votre repos, mangez-vous le pain des idoles. Oui, Il donne à son bien-aimé le sommeil.
3 Voici, l’héritage de YHWH sont les fils, la récompense, le fruit du ventre.
4 Comme des flèches dans la main du preux, tels sont les fils de la jeunesse.
5 Heureux l’homme fort qui en a empli son carquois. Ils n’auront pas honte quand ils parleront avec les ennemis à la porte.
La mention de Salomon dans l’incipit peut éclairer quel type d’héritage constituent les fils du v.3. L’histoire commence par le coup de foudre de David pour Bethsabée. Bethsabée est mariée à Uri le Hittite, allié du royaume. David, dans son cynisme d’homme de pouvoir, n’hésite pas longtemps : il fait en sorte que le mari gênant soit tué à la guerre, puis épouse Bethsabée (en plus de ses autres femmes). Avec la bénédiction de YHWH en prime, il n’en doute pas : la preuve ils ont un fils.
C’est alors (2° livre de Samuel chap 12) qu’entre en scène le prophète Nathan. « David, je vais te raconter l’histoire d’un mec, un grand, riche, il a un énorme cheptel de brebis. Un jour il voit une autre brebis et la veut en plus des autres. Or elle appartient à un pauvre homme qui pour sa part n’a qu’elle. Mais le riche fait quand même tuer le pauvre pour lui prendre la brebis. »
Dis-moi Majesté, enchaîne Nathan, que penses-tu de cet homme ? Et David de répondre ce mec est un salaud, il mérite la mort.
Alors Nathan : cet homme c’est toi. Tu percutes le problème ? YHWH t’a choisi, fait vaincre Goliath, donné le royaume à la mort de Saül, et tout ça pour en arriver là : décevant, non ?
David l’admet. Mais il ne va pas s’en tirer à si bon compte. Nathan lui prédit la mort du fils qu’il a eu avec Bethsabée. Efficacité de la parole : l’enfant tombe malade. David arrête de manger, de se laver, se raser, passe son temps en prière, implorant le pardon de YHWH : j’ai eu tort, mais ne te venge pas sur l’enfant. Peine perdue, l’enfant meurt.
« David se lève de terre. Il se baigne, se parfume et change de tunique. Il va se prosterner dans la maison de YHWH. » Puis il rentre chez lui et se fait servir un bon repas, ce qui choque les serviteurs (qui pourtant en voyaient des vertes et des pas mûres). « Pour que l’enfant vive, tu jeûnais et tu pleurais, et maintenant qu’il est mort, tu manges ! David dit : oui, quand l’enfant était vivant, j’ai jeûné et pleuré en me disant qui sait, YHWH me graciera et l’enfant vivra. Maintenant il est mort, pourquoi jeûnerais-je ? »
Puis (charmant euphémisme) « David console Bethsabée. »
David console Bethsabée, et neuf mois après arrive Salomon (II Samuel 12, 24), qui bâtira le Temple, réunira sous son pouvoir les deux royaumes Juda et Israël. Dans cet épisode comme dans les v.2-3 du ps 127, Salomon est l’enfant du pardon, signe de réconciliation entre David et YHWH.
Réconciliation aussi de David avec lui-même. Il reconnaît, au delà de l’injustice du salaud dont Nathan lui a renvoyé l’image, son manquement à la justesse de son être, son désir essentiel, d’être un roi selon YHWH (c’est la thématique du ps 51).
La mort de l’enfant ne peut manquer d’évoquer l’histoire d’Abraham. Se croyant sommé de sacrifier son fils Isaac pour prouver sa foi en Dieu, il entend obéir, mais en est empêché in extremis par un ange (Genèse 22,12).
Texte fondamental, qui pose le refus d’une image divine despotique et avide de sacrifice. Mais dans l’histoire de Salomon, il y a bel et bien un enfant qui meurt, un sacrifice semble accompli : réparation de la faute envers un dieu du genre Moloch ? L’auteur du livre de Samuel aurait-il une conception religieuse plus archaïque que l’auteur du chap 22 de la Genèse ?
Ce n’est pas exclu, mais remarquons un fait troublant : le texte ne donne pas de nom à ce premier enfant, alors que dans la Bible dès qu’un enfant naît (du moins un fils) (sans commentaires les filles), sa nomination se fait immédiatement, rapportée à sa généalogie ou aux circonstances de la naissance. Le nom est signifiant, le nom c’est l’être. Or voilà : ce fils-là est un sans nom.
Comme pour signifier qu’il n’est pas vraiment le fils de David, de sa vérité, de son désir, de son être ? La mort qui a lieu dans ce texte serait alors (au delà de celle du bébé) (réel ou fictif) (en tous cas malchanceux d’écoper de cette place symbolique) la mort du dévoiement de David, le sacrifice de la soif de jouissance et de pouvoir qui l’a conduit à la félonie et au meurtre.
À présent, il retrouve sa place de roi-messie, d’élu : très bien, mais pourquoi faire ?
Le texte présente deux parties bien différentes. Il commence littéralement au point mort, dans le découragement, la désillusion. En vain (c’est le mot à mot), trois fois répété, sonne comme une sentence. De fait Lalou et Calame traduisent pour la destruction.
Et puis, de l’autre côté de la phrase-pivot Oui il donne à son bien-aimé le sommeil, les v.3-5 viennent soudain opposer, à la vanité et à la désillusion, la force, l’élan de vie. Comment se fait ce changement qui mène de la maison mal bâtie (v.1) à la porte du dialogue (v.5) ?
Maison, ville : les abris à l’intérieur desquels se déploient les liens sociaux, de la famille, de la cité. Des abris qui doivent être gardés. Question de sécurité et aussi d’ordre, d’ordonnancement de cette vie sociale.
Fonctions que seul YHWH, affirme le texte, peut assumer disons pour de bon (par opposition à en vain, pour la destruction). Face au « mode-YHWH » est posé (v.2) en repoussoir un « mode-idoles ». Le mot est parfois traduit par douleurs. De fait, manger le pain des idoles semble aller de pair avec une vie inquiète, affairée, épuisante. Aussi vaine que destructrice. Au contraire Il donne à son bien-aimé le sommeil.
On traduit parfois Il donne à son bien-aimé en sommeil = qui dort. En tant que spécialiste (pas de l’hébreu mais de l’insomnie), je penche pour la première interprétation. Quel est le frein au sommeil ? Préoccupations, soucis, angoisse, culpabilité. (Mettons de côté le bruit d’un voisinage indélicat).
C’est à cela que vient répondre YHWH. « Tu peux dormir tranquille, moi je veille, et je serai là pareillement quand il s’agira au réveil de bâtir la maison, garder la ville. Je ne te lâcherai pas, tu es et resteras mon/ma bien-aimé(e). »
Le gardien bâtisseur, qui ne travaille pas en vain et à vide mais pour de bon, rejoint ainsi la figure du veilleur attentif à chaque souffle vivant du ps 121. Ce qui est demandé à David pour accomplir sa mission, c’est « seulement » la confiance en cette présence (pas le plus facile on est d’accord). Mais le ps 127 ne s’arrête pas là.
Dans la 2° partie du v.2 (qui constitue en gros le milieu du texte) il donne à son bien aimé le sommeil sonne de façon ambiguë : s’agit-il du simple repos quotidien ? Ou radicalement du repos dit éternel, qui seul consolera finalement des malheurs et angoisses de la vie dont l’évocation a occupé la première partie ? Cette ambiguïté, cet entre-deux évoque le fameux dilemme de Hamlet être ou ne pas être, mourir, dormir.
Dilemme posé dans un texte essentiel de la Bible « La vie et la mort, je les donne en face de vous, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie afin que tu vives, toi et ta descendance » (Deutéronome 30,19). Au v.3, le poète choisit de laisser parler la vie, au sens le plus simple et le plus concret, en tant que désir de la chair vivante de persévérer dans son être.
Dans le silence et la nuit, tout à coup la douleur se retourne en joie, la pulsion de mort en libido. De la nuit, du point mort, de l’angoisse opaque, germent la lumière, la vie et l’avenir. Choisis la vie afin que tu vives, toi et ta descendance. Voici, l’héritage de YHWH sont les fils.
Choix de David d’aller consoler Bethsabée, après la mort du sans nom conçu dans un porte à faux du désir. Choix fécondant qui assure la transmission de la promesse en laissant germer le fruit du ventre. Telle est la réponse, simple mais décisive, donnée aux angoisses existentielles de l’être humain devant la « vanité des vanités ».
Pourquoi vivre, à quoi bon ? Mais parce qu’on t’a donné la vie. Alors choisis la vie, ta vie. Vis la vie, et si tu peux, si la vie t’en donne la possibilité, transmets-la à ton tour.
Voilà qui est bel et bon. Oui mais. Il y a un petit hic dans la suite du texte : la métaphore du v.4 qui transforme les fils en flèches. Elle me gêne j’avoue car elle peut être le support d’une lecture pervertie. Elle s’explique certes par le contexte. Ce psaume, comme la plupart, trouve sans doute sa forme définitive et sa place dans le recueil au retour d’exil, vers le V°siècle. Le peuple, passé tout près de la destruction, doit se reconstruire sur de nouvelles bases. Revenir au vrai culte, renoncer aux idoles. Dans ce contexte faire des enfants (outre honorer la vie) permet de faire nombre face aux peuples environnants, potentiellement ennemis, conquérants. Désir compréhensible des menacés, des faibles, des petits.
Sauf que ce légitime besoin de simple survie peut s’inverser, on ne le sait que trop aujourd’hui encore, en bien des endroits du monde, entre autres celui où vécut sans doute l’auteur du psaume. La voix des faucons ne cesse d’y couvrir celle des colombes, dans un contexte politique local et international dont la complexité se prête à toutes les manœuvres. Et depuis longtemps les faucons jouent, de part et d’autres, autant des fils utilisés comme de vulgaires pions pour gagner du territoire, que des flèches désormais missiles.
Le texte n’évoque pourtant ici ni mur ni barbelés entre les ennemis, mais se termine sur ce mot si simple de porte. Je sais bien qu’il ne faut pas être naïf et que la porte en question peut être celle d’une place-forte, celle par où on peut passer pour guerroyer.
Mais ici il s’agit de parler. Donc, si les mots ont un sens, miser sur le dialogue et non sur les armes. Se parler entre enfants des deux côtés, chacun jetant ses flèches aux poubelles de l’Histoire. La seule façon pour eux tous, les uns et les autres, de ne plus être dévorés sans fin, de part et d’autre de la porte, par la culpabilité de toutes ces morts accumulées. De ne plus faire honte à l’humanité en eux, de ne plus perdre leur face humaine.
Qu’ils soient soldats, colons instrumentalisés par une politique stupide et contre productive, voire religieux délaissant de façon aberrante la généreuse liberté du livre au profit d’un nationalisme stérile, d’une absurde fétichisation de la terre. Ou bien qu’ils soient, de l’autre côté de la porte et des check-points, une population tout autant instrumentalisée et fanatisée par nombre de ses chefs.
Tout cela pour un seul résultat effectif depuis 75 ans : le reniement de la vie, l’adhésion à la mort. Le triomphe, en somme, d’une logique sacrificielle perverse, inhumaine. La logique du « mode idoles » à laquelle encore, à nouveau, sans cesse, il faut trouver la force et les moyens de dire non.
Image par falco de Pixabay david dansant
Réconfortante lecture qui fait écho à cet Apeirogon de Colum McCann que je viens de terminer et que je recommande avec chaleur ( par les temps qui courent vigueur serait moins ambigu, mais comment parler de ce qui réchauffe les cœurs refroidis?
Oui, Apéirogon : fragiliennes, fragiliens, lisez ça ! Livre constructif si ce mot a un sens, et sur un mode d’écriture très parlant lui aussi.