« De même que la police ne permet pas qu’on aille masqué dans les rues, elle ne devrait pas permettre qu’on écrive anonymement (…) Attaquer anonymement des gens qui n’ont pas écrit anonymement est une chose manifestement infâme. »
Schopenhauer (Parerga et paralipomena)
Les réseaux sociaux n’ont rien inventé, l’anonymat va fréquemment de pair avec la critique depuis que le monde est monde.
Il n’est pas toujours injustifié. Sous les régimes (passés et présents) qui ne répugnent pas à l’embastillement des contestataires, il vaut mieux que les libelles circulent sous le manteau et sans signature, pour éviter à leurs auteurs des villégiatures peu agréables (voire l’élimination sans autre forme de procès).
Mais quand le débat peut se tenir sans risque de ce genre, l’anonymat révèle autre chose.
« Une impertinence particulièrement risible de ces critiques anonymes, c’est que, comme les rois, ils disent : nous. Or ce n’est pas seulement au singulier, mais au diminutif, à l’humilitif même, qu’ils devraient parler. Ainsi par exemple : ‘Ma chétive petite personne, ma lâche astuce, mon incompétence déguisée, ma vile gueuserie’ etc.
C’est de cette façon qu’il convient de parler à des filous déguisés, à ces serpents qui sifflent hors du trou sombre d’une feuille de chou littéraire, et à l’industrie desquels il faut enfin imposer un terme. » (Parerga et paralipomena)
Les circuits anonymes des réseaux sociaux (où l’on peut être à la fois fameux et infâme) (et quelquefois d’autant plus fameux qu’on est infâme) semblent l’actualisation de ce trou sombre. Comme lui, ils sont l’asile d’une impertinence nuisible au débat (qu’il soit politique, scientifique, philosophique).
Les lâches sachant chasser en meute, les incompétents astucieux, les vils qui se griment en civils, autant d’impertinents, incapables d’un débat constructif. Et vu les dégâts en termes personnels et sociaux, il devient difficile de les trouver seulement risibles.
On dira que le propos d’Arthur, dans sa violence polémique, flirte avec la paranoïa.
« Mon époque et moi ne nous accordons pas ensemble, la chose est claire. Mais qui de nous deux gagnera le procès devant le tribunal de la postérité ? » (Parerga et paralipomena)
Ce tribunal de la postérité ne peut manquer en effet de rappeler celui que Rousseau convoque dans le prologue des Confessions.
C’est dans les premières lignes du livre que l’on trouve cette phrase nominale « Moi seul. » qui en est la déchirante signature. Et J.J. de poursuivre : « Je ne suis fait comme aucun (homme). Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. »
Comme en écho, Arthur :
« Dans ma jeunesse, le manque d’attention dont j’étais l’objet en société, et la préférence que l’on y donnait sur moi aux individus banals, plats, mesquins, me faisait prendre le change sur moi-même.
Mais à vingt-six ans je lus Helvétius et compris alors que l’homogénéité unissait ces gens-là, tandis que l’hétérogénéité me séparait d’eux ; que l’être plat et vulgaire est à la mesure de l’être plat et vulgaire, et que la supériorité était haïe. » (Fragments biographiques)
Hétérogénéité … La misanthropie d’Arthur trahit quelque chose comme un amour déçu : » Le genre humain ? Bof : pas mon genre. »
Image par elizadiamonds de Pixabay
Comme j’aime ces textes qui peuvent attester de la permanence humaine en ses bassesses comme en ses actes admirables, non, cela n’est pas propre à notre seul présent et l’indignation n’est pas nouvelle. L’humour par contre appartient bien au présent d’A.B et je l’en remercie.
Merci de ta lecture, Jacqueline. Je suis d’accord avec ta réflexion. « La permanence humaine », comme tu dis bien, passe aussi par les failles, comme ça me frappe dans ces grands exemples de Schopenhauer et Rousseau (il y en a tant d’autres, philosophes, artistes). C’est comme si c’était une unique pâte à travailler, faite d’ingrédients divers. Après, pourquoi c’est parfois comestible, voire délicieux, parfois infect, va savoir. Alchimie de la cuisine … Euh ma métaphore est un peu indigeste je crains, mais bon on voit l’idée j’espère.
Le premier extrait que tu cites semble fait sur mesure pour les réseaux sociaux et ce à quoi ils mènent (des gens meurent parfois, d’autres croient en une métascience plus maligne que la science et sont à la merci de goujats !) et cet anonymat-là est en effet celui des faibles. Ton commentaire dit tout cela et plus. L’anonymat est protection dans les tyrannies, mais tourne à la grimace, même dans les endroits où l’opinion est relativement libre…Sur les réseaux sociaux à la langue bien pendue, on se pare du statut de victimes de la censure ou d’autre chose, on évoque des complots dont les « semblables » seraient victimes…et foin des autres qu’ils aillent se pendre !
D’ailleurs tout ça ne marche que parce que chacun se croit « autre » (parfois pour ne pas dire « mieux ») et se cherche des « mêmes » pour se rassurer, fuir cette solitude du « je » qui assume ses phrases. Cet Arthur a donc du courage, celui de signer de son nom (ici de son prénom), et de nous aider (par ton intermédiaire) à lever ce vilain lièvre de la disparition progressive, via les différentes formes d’anonymat de meute, d’une vraie quête dialectique dont la condition est d’avoir un interlocuteur identifié, avec un visage de l’intégrité duquel on doit répondre. La liberté des réseaux sociaux est donc très souvent une liberté d’usurpation, une tyrannie au coeur de systèmes démocratiques bien démoralisés, et une forme moderne d’un panurgisme de courtisans.
Je partage ton analyse. Elle m’évoque d’excellents livres lus récemment que je conseille vivement à tous les lecteurs (oyez oyez) :
« L’ère de l’individu tyran » Eric Sadin Grasset 2020
« La société du sans contact » François Saltiel Flammarion 2020
« J’ai vu naître le monstre » Samuel Laurent Les Arènes 2021 (ne pas le juger sur ce titre accrocheur, c’est sincère, intelligent, mesuré)
Quant au prochain prénom, dans la veine précisément de ces propos, un certain Jean-Jacques se profile peut être. Mais dans quelque temps. En attendant ce sera du plus léger (quoique).
PS : Et quel est le « prénom » de la prochaine série, très attendue de vos lecteurs, chère Ariane?