Puisqu’on ne naît pas peuple (cf 3), comment le devient-on ?

« À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membre que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. » (DCS I,6 Du pacte social)

Moment magique : on voit se matérialiser un corps à partir de membres épars, gratifié d’une identité aussi solide qu’unifiée, et d’une volonté qu’on suppose l’être autant. Même si l’image évoque les mythologies de création, l’instant de souscription au contrat a un caractère logique et non temporel, on l’a dit.

Sauf que du point de vue logique lui-même, la représentation apparaît comme chimérique au sens propre. JJ semble construire ici une chimère, en greffant sur la rationalité du droit une notion presque mystique de l’union.

Sauf que (bis) j’y vois une autre logique, ni abstraite ni spirituelle, mais radicalement matérielle. Rousseau reprend ici la métaphore du corps social, après beaucoup d’autres. Mais il n’en reste pas à l’utilisation anatomique ou physiologique de l’image.

Il plonge, c’est vraiment le cas de le dire ici, intus et in cute (cf 3). Il considère le corps sous un angle qu’il ne pouvait nommer, et pour cause. Le moi commun la vie et la volonté du corps social, tels qu’il les caractérise dans le concept de volonté générale, sont au fond conçus comme le code de l’ADN, qui met en œuvre un unique programme pour structurer le vivant, de la cellule au corps entier. La différence avec les vrais corps des vrais gens, c’est que cet ADN n’est pas donné (il le serait s’il y avait un droit naturel).

Rousseau a beau dire qu’ils prend les hommes tels qu’ils sont, il compte sur le fait qu’ils ne seront pas humains trop humains. Le corps social rousseauiste est d’emblée OGM. (Ceci n’est qu’une métaphore, hein, non la pub pour une multinationale qui ne connaît elle de contrat que léonin et antisocial).

« L’acte d’association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport ; savoir, comme membre du Souverain envers les particuliers, et comme membre de l’État envers le Souverain (…)

Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s’entraider mutuellement. » (I,7 Du Souverain)

Rappel : le Souverain est défini comme le corps social dans sa modalité active, son pouvoir décisionnaire et structurant. L’État est le corps dans sa modalité passive, en tant que soumis au Souverain.

En théorie l’entraide des parties paraît en effet logique. Mais en pratique il n’y a pas l’intérêt, mais des intérêts, multiples et divergents.

Si l’on établit le schéma de circulation à double sens, chaque individu trace une seule flèche vers le Souverain. Mais dans l’autre sens, en tant que Souverain, il doit tracer une multitude de flèches, et pas seulement celle qui fait le trajet inverse du Souverain vers lui comme individu.

Ainsi le contrat ne peut s’établir et se maintenir que si chaque contractant admet en droit les divergences d’intérêts. Alors pour résoudre les conflits inéluctables, on passera par le droit, et les seules procédures reconnues par le corps social dans son ensemble.

Toute la question est alors de savoir sur quoi fonder ce droit, sur quelles valeurs. Là ça se complique. Un consensus sur les valeurs est assez facile dans des sociétés fortement intégrées sous le primat d’une idéologie dominante, où l’autonomie de l’individu n’existe pas.

Mais facile ne veut pas dire nécessairement bon. C’est pourquoi la fondation de la démocratie moderne a interrogé un tel modèle, insoutenable au regard de la raison comme de la justice. Elle l’a fait en posant la légitimité de l’autonomie individuelle.

Et posant de ce fait la tension démocratique fondamentale entre l’autonomie des individus et la cohésion du corps.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

Un Commentaire

  • Laure-Anne FB dit :

    Voilà bien l’os, la fragilité de la démocratie, elle grossit, elle maîtrise moins, elle se relie plus au monde, et la sédition, de l’incivilité aux fissures du non droit, la mine. De là à l’accuser de devenir totalitaire, comme font ceux qui sont entre les mains de totalitarismes bien plus sournois….

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