« n°87 : De la vanité des artistes.
Je crois que les artistes ignorent souvent ce qu’ils savent le mieux faire parce qu’ils sont trop vaniteux et qu’ils dirigent leur esprit vers un plus grand sujet de fierté que de paraître ces petites plantes qui, nouvelles, rares et belles, savent pousser avec une véritable perfection sur leur sol. » (Second livre)
S’il n’y avait que les artistes, hein ? De fait on constate chez beaucoup (et en soi qui sait) cette sorte de vanité qui consiste à vouloir être autre chose que ce qu’on est. Parce que le succès, la reconnaissance, sans compter l’argent, passent par les chemins balisés, par les sentiers battus. On n’a pas le courage (ni la fierté qui s’opposerait à la commune vanité) d’explorer son propre chemin. Alors, au lieu de faire, à sa façon, ce qu’on sait et peut faire, et que par conséquent on ferait bien, on essaie bêtement de faire comme, d’appliquer des recettes.
Résultat que de petites plantes nouvelles qui ne pousseront jamais, de récoltes perdues, de fruits qui ne mûriront pas et ne nourriront personne, d’éclosions avortées, de fleurs qui ne s’épanouiront pas et n’émerveilleront personne.
« n°90 : Lumières et ombres.
Les livres et les écrits diffèrent selon les différents penseurs : l’un a rassemblé dans son livre les lumières qu’il a su ravir promptement aux rayons d’une connaissance qui s’est mise à flamboyer pour lui, et qu’il a su s’approprier ; un autre ne restitue que les ombres, les images en gris et noir de ce qui s’édifiait dans son âme le jour précédent. » (Second livre)
L’un ou l’autre, et parfois les deux ne font qu’un. Bipolarité de l’ombre et de la lumière, de la flamme solaire et de la cendre grise. Alternance de santé et de maladie, d’énergie et d’abattement, de joie et de détresse. Nietzsche a été conscient que, pour douloureux qu’il fût, ce fonctionnement a été une des clés de son potentiel créateur.
« Je sais assez l’avantage que me procure ma santé aux variations nombreuses sur tous les monolithes de l’esprit. Un philosophe qui a cheminé et continue toujours de cheminer à travers beaucoup de santés a aussi traversé un nombre égal de philosophies. » (Préface à la seconde édition)
« n°96 : Deux orateurs.
De ces deux orateurs, l’un n’atteint à la pleine rationalité de sa cause que lorsqu’il s’abandonne à la passion : il n’y a qu’elle qui lui injecte assez de sang et de chaleur dans le cerveau pour contraindre sa haute intellectualité à se manifester.
L’autre tente la même chose çà et là : présenter sa cause en lui conférant grâce à la passion résonance, vigueur et force d’entraînement, – mais pour aboutir d’ordinaire à un résultat décevant. Il se met alors très rapidement à parler de manière très obscure et confuse, il exagère, omet certains points et suscite la méfiance envers la rationalité de sa cause : même lui éprouve cette méfiance, ce qui explique ses brusques sautes dans les accents les plus froids et les plus rebutants qui éveillent chez l’auditeur un doute quant à l’authenticité de sa passion.
Chez lui, la passion submerge chaque fois l’esprit ; peut être parce qu’elle est plus forte que chez le premier. Mais il est au sommet de sa force lorsqu’il résiste à l’assaut furieux de sa sensation et en quelque sorte se moque d’elle : c’est seulement alors que son esprit sort tout entier de sa cachette, un esprit logique, espiègle, joueur, et cependant terrible. » (Second livre)
Lequel des deux est Friedrich ? Le deuxième bien sûr. Logique, espiègle, joueur, et cependant terrible : c’est tout lui.
Illustration Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)