« n°107 : Notre ultime reconnaissance envers l’art.

(…) Nous devons de temps en temps nous reposer de nous-mêmes en jetant d’en haut un regard sur nous-mêmes, et, avec un éloignement artistique en riant sur nous-mêmes ou en pleurant sur nous-mêmes ; nous devons découvrir le héros ou même le bouffon qui se cachent dans notre passion de connaissance, nous devons quelquefois nous réjouir de notre folie pour pouvoir continuer à éprouver de la joie à notre sagesse !

Et c’est précisément parce que nous sommes en dernière instance des hommes lourds et sérieux, et plutôt des poids que des hommes, que rien ne nous fait tant de bien que le bonnet de bouffon : nous en avons besoin à l’égard de nous-mêmes – nous avons besoin de tout un art insolent, planant dans les airs, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui se tient au dessus des choses que notre idéal exige de nous.»  (Troisième livre)

Trop d’accord pour le bonnet de bouffon, Friedrich. Mais ça se mérite je sais : le stage où j’ai appris à trouver  »mon » clown reste une de mes plus radicales expériences de théâtre (et peut être d’être). (Je sais bien que le lecteur n’a pas besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin, moi de le lui dire) (comme dit Rousseau dans un passage de ses Confessions) (où exactement je sais plus, flemme de chercher).

« n°109 : Gardons-nous !

(…) Gardons-nous de présupposer absolument et partout quelque chose d’aussi bien conformé que le mouvement cyclique des étoiles les plus proches de nous (…) L’ordre astral dans lequel nous vivons est une exception ; cet ordre, et la durée considérable dont il est la condition, a à son tour rendu possible l’exception des exceptions : la formation de l’organique. Le caractère général du monde est au contraire de toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne. (…)

Gardons-nous de lui attribuer insensibilité et déraison ou leurs contraires : il n’est ni parfait ni beau ni noble, et ne veut rien devenir de tout cela, il ne cherche absolument pas à imiter l’homme ! Il n’est nullement concerné par aucun de nos jugements esthétiques et moraux ! Il ne possède pas non plus de pulsion d’autoconservation, et pas de pulsions tout court ; il ne connaît pas non plus de lois. Gardons-nous de dire qu’il y a des lois dans la nature. Il n’y a que des nécessités : nul n’y commande, nul n’y obéit, nul ne transgresse. Si vous savez qu’il n’y a pas de buts, vous savez aussi qu’il n’y a pas de hasard : car c’est seulement aux côtés d’un monde de buts que le terme de « hasard » a un sens. » (Troisième livre)

Dans ce passage Nietzsche associe à la notion de loi celle de justice, de sens moral du bon et du mauvais. C’est pourquoi il la récuse au sujet de la nature.

Il rejoint la conception spinoziste de nécessité, en la poussant dans son ultime logique, y débusquant un éventuel anthropomorphisme. Le conatus spinoziste (essai incessant de se maintenir dans l’être) n’est pas à comprendre comme le but d’autoconservation d’une entité plus ou moins consciente d’elle-même.

Au Deus sive natura (Dieu ou bien la nature, sous entendu peu importe le nom) de Spinoza, Nietzsche répond ici natura sine deo : la nature sans dieu. Fût-ce de façon minimale, un coup de pouce initial, un heureux hasard trop heureux pour être complètement hasard. Ou de façon subliminale, du divin infusé dans le monde et dans l’homme.

Cependant avec Nietzsche, le règne de la nécessité, tout comme avec Spinoza là encore, n’est pas nécessairement désespérant, ni démobilisant. Le mot de chaos à cet égard ne doit pas effrayer, Friedrich l’associe à la vie-même, sa potentialité de force, de joie.

« Je vous le dis : encore faut-il porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile qui danse. » (Ainsi parlait Zarathoustra Prologue 5)

« n° 121 : La vie, nullement un argument.

Nous nous sommes arrangé un monde dans lequel nous pouvons vivre – en admettant des corps, des lignes, des surfaces, des causes et des effets, le mouvement et le repos, la forme et le contenu : sans ces articles de foi nul homme ne supporterait aujourd’hui de vivre ! Mais cela ne revient pas encore à les prouver. La vie n’est pas un argument : parmi les conditions de la vie, il pourrait y avoir l’erreur. » (Troisième livre)

Ces termes, lignes surfaces etc. sont une allusion évidente à Spinoza, à son traitement des affects en mode géométrique. Spinoza fait de la géométrie (et de la cinétique)* un moyen d’observation et de gestion des affects. Pas moins, mais pas plus. Il sait bien, lui aussi, que la vie n’obéit pas à une argumentation, que vivre n’est pas soutenir une thèse ou réussir une démonstration. Que c’est plutôt, pour la nature comme pour nous les humains, produire des essais. Et qui dit essais, dit passage par des erreurs à certains moments, des choses qui ne marchent pas, ou même qui sont nuisibles.

L’essentiel étant de ne faire qu’y passer, de ne pas diaboliquement y persévérer.

« Je ne croirai qu’en un dieu qui s’entendrait à danser. Et lorsque je vis mon diable, je le trouvai grave, minutieux, profond, solennel ; c’était l’esprit de pesanteur – par lui toutes choses tombent. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Lire et écrire)

*En particulier dans tout le début de la Partie 2 d’Éthique. Ainsi par exemple : « Un corps en mouvement ou au repos a nécessairement été déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps, qui lui aussi a été déterminé au mouvement ou au repos par un autre, et celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l’infini. » (P2 lemme 3 après la prop 13)

Illustration Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)

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