« On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme de l’humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère ; moi, le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien, ou poète, ou jurisconsulte. »

(Montaigne Essais III,2 Du repentir)

Ce passage bien connu réussit à condenser en deux phrases magistrales non seulement le caractère humaniste des Essais, mais le sens profond de toute démarche humaniste.

« Le paradoxe du singulier-universel est au cœur de l’humanisme : un être humain vit dans sa subjectivité propre, selon un mode absolument unique de rapport au monde. Or la subjectivité est en même temps le marqueur décisif de l’humanité en lui. Ainsi singularité (chaque) et totalité (forme entière) ne sont pas en contradiction mais en interaction. Chaque singularité nourrit la totalité comme celle-ci la nourrit. Le premier à écrire, mieux que des mémoires, le livre-même de son être, Montaigne ouvre une voie, comme on réalise une première en alpinisme : oui, un authentique accès à l’universel peut se frayer par les chemins de la subjectivité. »*

Parmi les trois caractères cités, jurisconsulte est logique pour le magistrat qu’il fut. Les deux autres sont plus inattendus. Pourquoi pas philosophe, ou simplement essayiste ? (interroge le lecteur, conjecture la lectrice).

En se désignant comme grammairien et poète Montaigne revendique avant tout son travail de styliste. Plus je le lis plus j’adhère à cette perception. Son rapport de créateur à la langue (tel celui du sculpteur avec son matériau) est en effet sa marque essentielle, le cœur de son génie.

Le chapitre Sur des vers de Virgile (III,5) en est un des meilleurs témoins. Montaigne y commente un extrait de l’Énéide (convoqué en fait pour une autre raison que stylistique), et d’autres poètes latins. Ce qui l’amène à formuler sa conception du style, dans ces phrases dont (forcément) il faut peser chaque terme.

« Le maniement et emploite des beaux esprits donne prix à la langue, non pas en l’innovant tant comme en la remplissant de plus vigoureux et divers services, l’étirant et la ployant. Ils n’y apportent point des mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, lui apprenant des mouvements inaccoutumés, mais prudemment et ingénieusement. »

*Auto-citation d’un livre que j’ai publié en 2014. (J’ai essayé de reformuler, mais j’ai pas trouvé mieux, je veux dire plus clair).

Crédit image : Josse/Leemage/AFP

Un Commentaire

  • Laure-Anne dit :

    Oui, écrire, c’est tendre vers chacun, populaire et de riche étoffe. Et ce fait-il.
    Oui le style c’est l’homme, qui ploie et étire mots et phrases comme il bougerait son corps ou modulerait sa voix…
    Il peut même ajouter des mots pourvu qu’il aient commerce respectueux avec les infinis possibles du code.
    Merci chère Ariane, de nous donner un savoir lire de qui sait si bien écrire.

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