Les Essais peuvent être vus comme un tombeau pour La Boétie. Cela a souvent été dit. Mais cette remarque en amène une bien plus décisive pour le lecteur des Essais.

Montaigne en cet écrit donne symboliquement à son lecteur, à chacun de nous, chanceux lecteurs, heureuses lectrices, la place-même de l’ami perdu. Sa place d’interlocuteur privilégié pour la réflexion, de confident pour le cœur.

« Outre ce profit que je tire d’écrire de moi, j’en espère cet autre que, s’il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme* avant que je meure, il recherchera de nous joindre : je lui donne beaucoup de pays gagné (lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu’une longue connaissance et familiarité pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours de ce registre, et plus sûrement et exactement. Plaisante fantaisie : plusieurs choses que je ne voudrais dire à personne, je les dis au peuple, et sur mes plus secrètes sciences ou pensées renvoie à une boutique de librairie mes amis les plus féaux. » (Essais III,9 De la vanité)

En écho** à la célèbre formule quasi sacramentelle de son lien à La Boétie (I, 28 De l’amitié) : « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens bien que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi.», Montaigne nous adresse ces mots : « S’il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, resséante (sédentaire) ou voyagère, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n’est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os. » (III, 5 Sur des vers de Virgile)

Invitation à se mettre au diapason de la liberté légère de Monsieur des Essais, par ce geste désinvolte et enfantin.

Cette phrase signe l’aboutissement du travail du deuil de l’ami perdu : le deuil se résout dans la joie de cet élan pour se rendre présent, se donner à chaque lecteur et lectrice.

La Boétie et Montaigne sont morts depuis belle lurette, et nous mourrons un jour ou l’autre (I would prefer not to, mais bon.) Mais tant que des lecteurs iront vers son livre, Monsieur des Essais ne cessera de s’incarner pour eux dans ses mots, en chair, en os, et même en sourire en coin dans la moustache.

*On sait que le premier honnête homme à répondre à l’invitation fut une femme, Marie de Gournay.

**Parallélisme des deux constructions :

parce que c’était lui/de qui les humeurs me soient bonnes

parce que c’était moi/à qui mes humeurs soient bonnes

Crédit image : Josse/Leemage/AFP

Un Commentaire

  • Laure-Anne dit :

    Quel remède heureux contre la désolation et le manque d’autrui, parti pour toujours, et quel honneur d’être commensaaux de cet homme si en chair!

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