« Pour désarmer les envieux, nous devrions sortir dans la rue avec des béquilles. Il n’est guère que le spectacle de notre déchéance qui humanise quelque peu nos amis et nos ennemis. »
Cioran (Aveux et anathèmes)
Déprimant, non ?
De la part d’ennemis c’est de bonne guerre. Mais chez des amis un sentiment si vil ? Consciemment non. Mais dans les tréfonds de l’inconscient ?
On me dira si l’on commence à jouer les ventriloques avec l’inconscient, surtout celui des autres, c’est pas demain la veille qu’on risque de s’entendre, entre amis ou ennemis.
Alors prenons la chose par le sens commun : il vaut mieux faire envie que pitié. À l’inverse on préfère ressentir pitié plutôt qu’envie. Car envier positionne en moins que, avoir pitié en plus que. La boiterie de l’ami offre ainsi une béquille toute trouvée à un ego bancal, lui offrant la plus-value de la pitié. C’est humain, mais c’est triste.
En parlant d’humain, heureusement il y a Nietzsche : « Si ton ami est malade sois un lieu d’accueil pour sa souffrance, mais sois un lit dur, un lit de camp : c’est ainsi que tu lui seras le plus utile. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Des compatissants)
« On n’en veut pas à ceux que l’on a insultés ; on est, au contraire, disposé à leur reconnaître tous les mérites imaginables. Cette générosité ne se rencontre malheureusement jamais chez l’insulté. » (A&A)
J’ai peut être pas eu de chance, mais j’ai plutôt eu l’occasion de constater que les gens vous en veulent du mal qu’ils vous font. Quant à la générosité de l’insulté pour l’insulteur elle n’est pas si rare. Variante du syndrome de Stockholm peut être. Ou sagesse de se dire avec Zarathoustra « ce n’est pas ta destinée d’être un chasse-mouches. »
« Que nous puissions être blessés par ceux-là même que nous méprisons discrédite l’orgueil. » Quoique. Le plus blessant n’est-il pas d’éprouver du mépris, de se découvrir capable de mépriser ? Là l’orgueil en prend un coup.
« Le meilleur moyen de se débarrasser d’un ennemi est d’en dire partout du bien. On le lui répétera, et il n’aura plus la force de vous nuire : vous avez brisé son ressort … Il mènera toujours campagne contre vous mais sans vigueur ni suite, car inconsciemment il aura cessé de vous haïr. Il est vaincu, tout en ignorant sa défaite. »
Voilà qui sent son La Bruyère (membre éminent du club des MNA canal historique cf 5).
Cependant on peut considérer les choses sous un angle relativement positif. On n’est pas si loin de Spinoza quand il parle de vaincre par l’amour : et ceux qu’il vainc perdent joyeux … (Éthique Partie 4 scolie prop 46).
En fait on a ici comme un négatif de Spinoza. Cioran et lui arrivent à la même conclusion, mais l’un par la face lumineuse, l’autre par la sombre. Après tout, l’essentiel c’est le résultat dira-t-on.
Sans doute, mais je m’aperçois que plus je lis Cioran, plus j’aime Spinoza.
photo Marion (Pixabay)
Article ravigotant à tous égards ; tendresse particulière pour le lit de camp de Nietszche, j’essaierai de m’en souvenir.
Je voudrais être sûre que celui qui vous hait est désarmé si vous dites du bien de lui, mais je crains qu’il n’y ait des haineux qui désarmés perdraient tout ressort…