« Dans un monde grossier, à une époque où l’on néglige complètement son corps, cet hygiéniste solitaire fait des efforts désespérés pour trouver cette propreté qu’il réalise en tant qu’artiste, en tant qu’écrivain, dans son style, dans son œuvre ; les besoins de son organisme nerveux sont de plusieurs siècles en avance sur ceux de ses contemporains, solidement charpentés, à la peau épaisse et aux nerfs d’acier. »
(Érasme chap 4 Portrait)
Nul doute que, de façon intime, Zweig a ici en tête sa propre délicatesse d’intellectuel, et au-delà, le grossier paradigme nazi qui oppose le « surhomme » aryen, du côté de la virilité (confondue avec la brutalité) au Juif qui aurait à voir avec la féminité (confondue elle avec la faiblesse).*
Mais il est intéressant de voir comment il renverse les choses, en faisant d’une fragilité le signe d’une force supérieure, d’un progrès dans l’humanité. Zweig ne cache cependant pas les ombres au tableau. Cette fragilité, pour humanisante qu’elle soit, s’accompagne d’un comportement précautionneux qui peut confiner au manque de courage. Bien humain lui aussi.
« Ce qu’il craint par dessus tout c’est la peste qui étendait alors ses ravages de pays en pays. À peine vient-il d’apprendre que le noir fléau a fait son apparition à une distance de cent kilomètres qu’un frisson le parcourt ; vite, il plie bagages (…) Il se sentirait diminué à ses propres yeux s’il voyait son corps couvert de vermine, de dartres, d’abcès, de pustules (…)
En honnête réaliste, il ne rougit pas le moins du monde d’avouer que » le seul nom de la mort le fait trembler » ; comme tout homme qui aime travailler et estime son travail, il ne veut pas être victime d’un accident stupide, d’une épidémie absurde (…)
Son genre de vie ressemble à une retraite défensive, où il essaye de sauvegarder la tranquillité, la sécurité et l’indépendance nécessaires au seul bonheur de sa vie : le travail. »
Même superposition dans ce passage entre les deux époques. En filigrane de la peste noire, les nazis à l’uniforme noir, aux insignes à tête de mort, un noir fléau propageant à travers l’Europe et le monde une épidémie absurde. Comme est absurde, littéralement insensée, toute attaque contre l’humanité en l’être humain.
Zweig présente la fuite d’Érasme comme le choix d’un honnête réaliste : il sera plus utile vivant à continuer à travailler pour l’humanisme que mort en martyr de ses convictions.
« (Érasme) a réussi ce tour de force : permettre au fragile véhicule qu’était son corps de traverser d’une façon supportable, pendant soixante-dix ans, l’époque la plus tumultueuse et la plus brutale de toutes et conserver le seul bien auquel il ait véritablement tenu : la clarté du jugement et une entière liberté d’esprit. »
Autant que celle d’Érasme, c’est sa propre « fuite » que Zweig entend justifier, son choix de quitter l’Autriche dès 1934, n’ayant aucune illusion sur l’inéluctabilité de l’Anschluss, le projet de guerre des nazis, leur obsession anti-juive, leur haine des intellectuels, double menace pour lui. Il vit à Londres, aux USA, puis au Brésil, où il se suicidera en 1942.
« Il avouait volontiers qu’il n’y avait pas trace ni dans son corps ni dans son âme de la substance avec laquelle la nature fait les martyrs ; mais il s’était fixé une ligne de conduite conforme à l’échelle de Platon : l’amour de la justice et l’esprit de tolérance y figurent au premier rang des vertus humaines, le courage ne vient qu’ensuite. »
Question : la substance qui fait les martyrs est-elle à rapporter à la nature ? N’y a-t-il pas là au contraire quelque chose de profondément opposé à la nature (et pas seulement la nature humaine) ? Du moins si l’on admet avec Spinoza de caractériser toute substance par son conatus perseverare in suo esse. Son effort, sa tendance, sa programmation fondamentale à persévérer dans son être. (Et perso j’avoue Spinoza me convainc).
Pour faire les martyrs, il faut un bug dans ce programme de base. Il faut y introduire un cheval de Troie, le plus souvent une idéologie prônant le sacrifice de soi au service d’une « cause » posée en absolu, au mépris de la justice et de la tolérance (à son propre égard autant qu’à celui d’autrui). Autrement dit un fanatisme.
Le fanatisme produit ses martyrs, qui sont les bourreaux des martyrs du fanatisme d’en face. Un jeu à somme nulle dont l’absurdité révèle l’intolérance source de toutes les autres : l’intolérance à la raison, la détestation nihiliste de la raison.
Quant au courage, Zweig crédite au moins Érasme (et lui avec) de celui-ci :
« La plus haute preuve de courage qu’ait donnée Érasme, c’est sa franchise à ne pas rougir de sa poltronnerie (c’est d’ailleurs une forme de l’honnêteté très rare à toutes les époques). (Voilà : ça, c’est fait). Un jour qu’on lui reprochait avec grossièreté son manque de bravoure, il fit cette réponse d’une finesse souveraine : »Voilà qui serait un terrible reproche si j’étais un mercenaire. Mais je suis un savant et la paix est nécessaire à mes travaux. » »
*Voir à ce sujet (et autres fantasmes antisémites) le livre de Delphine Horvilleur Réflexions sur la question antisémite (Grasset 2019)
Illustration wikipedia : Pieter Brueghel Le triomphe de la mort (Prado Madrid)