L’engagement humaniste d’Érasme est stimulé par les débuts de la Réforme luthérienne.

Mais avec d’emblée une différence, qui ne fera que s’accuser : le refus de la radicalité.

« De simples désaveux et de stériles critiques ne correspondent en rien aux tendances d’esprit d’Érasme ; quand il dénonce un manquement, il le fait pour en exiger la réparation ; jamais il ne blâme pour le vain plaisir de blâmer. (…)

De même que la Renaissance exprime un rajeunissement magnifique des lettres et des arts grâce au retour à l’idéal antique, de même Érasme espère épurer l’Église (…)  »en mettant au jour ce Christ enfoui sous les dogmes ». (…)

Mais, par essence, l’humanisme n’est jamais révolutionnaire et si Érasme, lorsqu’il soulève ces questions, rend à la Réforme religieuse les plus grands services et lui prépare le chemin, sa nature indulgente, extrêmement pacifique, recule avec effroi devant l’éventualité d’un schisme officiel. Érasme ne tranchera jamais avec la violence d’un Luther, d’un Calvin ou d’un Zwingli, qui coupent court à toute contradiction sur ce qui est bien ou mal (…) »

(Érasme chap 5 Années de célébrité)

Puis, avec le chap 7 au titre éloquent Le grand adversaire, débute la deuxième partie du livre, consacrée à la relation entre Érasme et Luther. Zweig revient sur les actes et déclarations de chacun d’eux. Il analyse leur opposition sous différentes facettes. Des personnalités aux antipodes, des divergences sur les modes d’une réforme de l’Église, ne s’accordant au fond que sur une chose : sa nécessité. Et surtout il fait ressortir un élément historique lourd de conséquences : le fait qu’un véritable débat, dépassionné, disons simplement « technique » ait manqué entre ces deux hommes.

Zweig désigne clairement les insuffisances d’Érasme. Sa désinvolture lui fait minorer la déflagration potentielle de l’acte accompli le 31 octobre 1517 par le moine Martin Luther qui placarde sur la porte de l’église de Wittenberg des « thèses » critiquant le système dit des indulgences, achat du pardon divin en payant le clergé (rien de très nouveau dans le système religieux, mais le temps était mûr sans doute pour Luther, dans sa réflexion, dans son itinéraire personnel). Érasme envisage la question d’aussi loin qu’il peut, jusqu’à se dérober autant que possible aux demandes directes d’intervention de chacune des parties.

Mais, malgré cela, c’est Luther que Zweig rend véritablement responsable de l’échec. Il en donne ici ce qui est pour lui la raison de fond.

« De tous les hommes de génie que la terre a portés, Luther fut peut être le plus intolérant, le plus irréductible, le plus fanatique. Il ne pouvait souffrir autour de lui que des approbateurs, dont il se servait, ou des contradicteurs qui allumaient sa colère et qu’il écrasait. » (chap 7)

Ne concevoir les choses qu’en pour ou contre, en tout ou rien, discriminer le monde en approbateurs ou contradicteurs : telle est la signature du fanatisme et du sectarisme. Que l’on approuve ou que l’on rejette, c’est au fond la même impossibilité de se faire interlocuteur dans un dialogue ouvert, constructif.

« Luther, de son côté, devait naturellement haïr la tiédeur et l’irrésolution d’Érasme dans les questions religieuses ; cette  »volonté de ne pas se décider », ce qu’elle avait de souple, de lâche, de glissant (…) cette  »éloquence habile » qui évite une confession bien franche, tout cela l’indignait. Il y avait quelque chose en Érasme qui devait exaspérer Luther, quelque chose en Luther qui devait révolter Érasme. »

Incompatibilité d’humeur entre leurs conceptions de la parole, et pas seulement la Parole au sens des Écritures. On pourrait dire que l’un avait tendance à la langue de bois, et l’autre à la langue de fer.

« Érasme, qu’il le veuille ou non, est responsable dans une certaine mesure, en tant que pionnier, des actes de Luther :  »Ubi Erasmus innuit, illic Luther irruit ». Il a entrouvert prudemment la porte par laquelle l’autre a fait irruption. (…)

Ce qui sépare les deux hommes, c’est la seule méthode. Tous deux ont prononcé le même diagnostic : l’Église est en danger de mort, son matérialisme en est la cause profonde. Mais tandis qu’Érasme propose un traitement lent et progressif, une soigneuse et graduelle épuration du sang par injections de sel attique*, Luther procède à une opération chirurgicale. »

Ce qui sépare les deux hommes, c’est la seule méthode. Sans doute, mais on peut ajouter que cette différence de méthode procède d’une différence de critères d’analyse.

Érasme interroge l’Église à la lumière de l’évangile, certes, mais aussi et surtout des philosophies antiques prônant la raison, la modération, l’adaptation, telles le stoïcisme et l’épicurisme. Luther, lui, va chercher tout ce qu’il y a de plus radical dans l’Écriture pour le « balancer » à la face d’une papauté décadente. Une radicalité qui pouvait faire craindre le pire.

« Tandis que les autres humanistes, de vue plus courte et optimistes, applaudissent aux actes de Luther dans lesquels ils voient la délivrance de l’Église, la libération de l’Allemagne, Érasme y voit, lui, le morcellement de  »l’ecclesia universalis » en églises nationales, et la séparation de l’Allemagne d’avec les autres états occidentaux.

Plus avec son cœur qu’avec sa raison, il pressent que la rupture des pays germaniques avec Rome ne pourra se faire sans conflits sanglants et meurtriers. Et comme à ses yeux la guerre est un recul, un retour barbare à des temps depuis longtemps révolus, il s’emploie de toutes ses forces à empêcher qu’une catastrophe ne se produise au sein de la Chrétienté. »

La séparation de l’Allemagne d’avec les autres états occidentaux. Ici encore est évident le parallèle que Zweig établit entre l’époque d’Érasme et la sienne.

Sauf que dans les années 30, ce ne sont pas les humanistes (lesquels au contraire se sont beaucoup inquiétés), mais la plupart des hommes politiques (et des hommes d’église), qui ont fait preuve d’un optimisme délirant option autruche : les fascismes et le nazisme présentaient à leur courte vue l’avantage de faire rempart au communisme …

… L’idéal communiste s’entend, et non la barbarie stalinienne, dont ils se sont au contraire allègrement accommodés au gré de leurs intérêts.

*Cette expression littéraire, désignant une plaisanterie toute en finesse et subtilité, est une façon de mettre en filigrane de l’opposition entre la chirurgie et la médecine douce une autre, encore plus au désavantage de Luther : celle entre l’Athénien raffiné et le Béotien mal dégrossi.

Illustration Pieter Brueghel : La chute des anges rebelles (Arts Royaux Bruxelles)

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