Les petits plaisirs de madame Dolozun

Ma mère perd la mémoire mais parfois elle se remémore des souvenirs très anciens. Un soir de Novembre on se trouve dans ma voiture et on se dirige vers mon domicile dans la périphérie marseillaise pour un repas où l’essentiel de la famille est rassemblé.

Il est alors question de son quotidien : Maria Silva, son aide à domicile, est une vraie perle. «Heureusement que je l’aie ». Puis de ses petits plaisirs : s’occuper des fleurs de son balcon, se promener avec la kiné dans le quartier, discuter avec Maria Silva. Ces discussions nous les avons fréquemment et ça ne varie guère mais cette fois, à brûle pourpoint, elle évoque d’autres plaisirs minuscules, ceux de madame Dolozun, son ancienne voisine. Cette très vieille dame habitait, comme nous, dans un immeuble de la rue Loubon à Marseille. Elle occupait le troisième étage au-dessus de nous, sous les toits, et je l’avais laissée là depuis longtemps aux oubliettes avant que ma mère ne la fasse resurgir inopinément du passé.

« Tu sais pas ? Madame Dolozun, elle prisait ! » Cette évocation a quelque chose d’incongru mais ce qui l’est plus encore c’est ce que ma mère ajouta : « Elle se faisait éternuer et ça lui donnait du plaisir. »

Me reviennent alors à l’esprit les mots de Francis Ponge à propos des vertus olfactives de l’œillet qui dégagerait, selon lui, « un parfum tel qu’il produit sur la narine humaine un effet de plaisir presque sternutatoire ». Il y aurait donc quelque chose de sexuel dans ce mouvement convulsif et cette irritation des muqueuses. C’est « l’orgasme du pauvre », dit-on. Il faudrait compter aussi avec le plaisir nasal et le « à vos souhaits » que l’on prononce rituellement à cette occasion et qui devrait se traduire par « à votre bon plaisir ». Quelque chose que l’on prise donc et qui m’est plus sympathique que la coke qui prévaut aujourd’hui.

Je repense à cette vieille dame, tassée dans son fauteuil, qui prisait donc et qui avait, autre incongruité, une bosse derrière la tête qui ne laissait pas de m’intriguer quand je montais la voir.

J’aimais, chez elle, lire des illustrés qu’apportait son fils, Louis, que l’on voyait rarement et qui, selon mes parents, n’avait pas bonne réputation. Il était métis ! Moi je l’aimais bien ce Louis car il me permettait de lire le journal de Mickey dans lequel je retrouvais des histoires de chevaliers et de mousquetaires dont les costumes chamarrés m’enchantaient.

Ce Louis et ces mousquetaires me conduisent dans le grand siècle mais c’est surtout le patronyme de la vieille dame qui m’y amène. Il fait écho au Duc de Lauzun, un séducteur qui nouera une amitié orageuse avec le roi Louis XIV et dont Saint Simon fait ses choux gras en évoquant l’«étrange singularité » de cet homme.

 

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    9 Commentaires

    • Atchoum dit :

      Ce texte nous permet de déambuler de la banlieue Marseillaise à la rue Loubon mais aussi de parcourir une nouvelle fois la mémoire de l’auteur-scripteur.
      Le plaisir qui consiste à éternuer se mêle au plaisir de la lecture. Dolozun côtoie alors Saint Simon et Ponge. Un Louis en croise un autre. C est donc sous les toits du 3eme étage de l immeuble de la rue Loubon que le plaisir du texte est né. Une sorte de magie liée à la fiction des mousquetaires et de Mickey.
      Le lecteur que je suis en est « ravi »!

      • André Bellatorre dit :

        Content de voir que la magie a opéré! Merci pour ce commentaire bienveillant et bravo pour le pseudonyme très amusant.

    • Dorio dit :

      Dans ces petits événements relatés venus de la vie d’un enfant unique il y a des plaies de mémoire et des bosses sur la tête ou dans le dos il y a des prises de risques narratifs et des prises de tabac entraînant ces petits plaisirs d’éternuements que le lecteur Pongien en affuble d’un UIKit vocable sternutatoire il y a l’immeuble de la rue Loubon et ses locataires qui pourraient entrer dans la ronde de la vie mode d’emploi il y a enfin le narrateur qui nous conduit dans sa voiture vers sa famille en devisant avec la reine mère qui le conduit de réminiscences en glissements sémantiques à nous présenter plusieurs facettes de son attachante singularité

      • André Bellatorre dit :

        Merci Jean Jacques pour cet élégant commentaire. le texte est revisité avec surprise puisque Georges Perec montre le bout de son nez.Oui il y a toujours des risques narratifs à s’attacher à certains éléments prosaïques et à les mettre sous la lumière du texte et ce n’est pas Francis Ponge je crois qui dirait le contraire.

    • Dorio dit :

      Affuble d’un vocable sternutatoire (rectification)

    • Odette de Winter dit :

      Comme Marcel Proust se rappelant inopinément des madeleines de la Tante Léonie, Victoria Bellatorre exhume à brûle pourpoint Mme Delozun de sa mémoire. A-t-elle respiré le parfum des géraniums qui ornent sa terrasse pour déclencher l’irruption du souvenir – l’œillet et ses vertus starnutatoires ? Et si André, déroulant in extenso le fil du souvenir comme un palimpseste qui se dévoilerait peu à peu, avait extrait des profondeurs de sa mémoire Louis, le sulfureux métis – et l’avait associé aux Mousquetaires chamarrés – parce qu’il était l’avatar involontaire de Dumas, fils de mulâtre… Que d’élucubrations purement littéraires !

      • André Bellatorre dit :

        Merci chère Odette de Winter, alias Milady, pour ces élucubrations littéraires de haut vol.

    • Dominique dit :

      Merci pour cette déambulation dominicale et la découverte des plaisirs minuscules de madame Dolozun. Ils viennent raviver les nôtres et laissent dans ma mémoire l’empreinte d’un rendez-vous très prisé sur cette fragile-revue.

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