« Veille à ne jamais éprouver à l’égard des misanthropes ce que les misanthropes éprouvent à l’égard des hommes. » (VII, 65)
Un travers je le confesse que j’ai du mal à éviter, j’y trouve un certain plaisir. Comment l’expliquer ?
Du point de vue cinématographique c’est évident, le bon vieux gag de l’arroseur arrosé, un truc qui fait toujours rire, on n’y peut rien.
Du point de vue logico-mathématique, avisons-nous que misanthroper un misanthrope est en quelque sorte annuler sa négativité, selon la règle apprise en calcul à l’école moins par moins égale plus. Règle dont la transcription éthico-spinoziste est : la diminution de tristesse est accroissement de joie. Et par là d’activité. Ce qui amène à remarquer que les misanthropes sont peu portés à l’action en général. Est-ce à dire que les misomisanthropes le seraient davantage ?
Passionnant problème éthico-mathématique dont on doit préciser l’énoncé : la misomisanthropie doit-elle être envisagée selon la règle moins par moins? Ou doit-elle être considérée comme de la misanthropie au carré ? On me dira qu’est-ce que ça change ? Bonne question.
Tu dis quoi, lecteurice ? Tu en as marre de ces ergotages vains et absurdes ? Avise-toi de leur effet positif : dégoûtés de l’abstraction, ses inanités, ses possibles perversions, nous finirons par nous satisfaire du commerce de n’importe lequel de nos semblables humains. Que nous supposerons pour l’occasion pas trop con pas trop méchant (faut risquer des hypothèses, c’est comme ça que la science avance).
« Il est ridicule de ne pas vouloir éviter sa propre méchanceté – alors que c’est possible, tout en voulant éviter celle des autres – alors que c’est impossible. » (VII, 71)
On se demande toujours avec les stoïciens : provocation, naïveté, méthode Coué ? Je t’explique, Marco. Et d’un, chacun ne cherche vraiment à éviter que ce qui le gêne, lui. Or rares sont ceux qui ressentent leur propre méchanceté comme une gêne pour eux. Elle les amochise moralement ? Du moment qu’ils trouvent dans leurs actes ce qui leur fait envie : plaisir, pouvoir, argent, ils ne cherchent pas plus loin. Deuxièmement, plus on pense que la méchanceté des autres est inévitable, plus on s’autorise d’user de méchanceté envers eux. Légitime défense en quelque sorte.
Conclusion, tu me suggères de réduire ma méchanceté par rationalité, je veux bien. Mais alors faut pousser le raisonnement jusqu’au bout. Et admettre que l’autre, tout comme moi, peut chercher à éviter sa propre méchanceté, dans une vague lueur de rationalité.
Inversement si on le pense impossible, comme tu le dis : se donner du mal pour être quelqu’un de bien sachant qu’en retour on risque de s’en prendre plein la gueule, tu y crois vraiment, Marco ?
Je te propose de dire plutôt « on peut essayer d’éviter sa propre méchanceté, en espérant pas totalement impossible que les autres nous évitent la leur. »
Tu valides ?
« Futilités du faste, drames de la scène, troupeaux de petit ou gros bétail, coups de lance, os à ronger, boulettes de viviers, peines et chargements de fourmis, courses effrénées de souris, marionnettes ! Il faut être en face de tout cela indulgent, sans ombrage en observant que chacun vaut ce que valent les objectifs de son effort. » (VII, 3).
Chacun vaut ce que valent les objectifs de son effort ? Alors peu nombreux ceux qui échapperont à la démonétisation. Je ne parle même pas pour moi, qui ne me suis jamais donné du mal que pour des choses inutiles (qui me l’ont bien rendu en termes d’échec et d’inanité). Mais comment ne pas être atterré devant tant d’efforts absurdes, incohérents, totalement improductifs en réalité (même s’ils sont censés produire des gains boursiers) (précisément pour cela en fait).
Start-up germant un peu partout, sans autre but avéré (sinon avoué) que de vendre, trouver le truc inutile voire nocif que personne n’avait encore envisagé de fourguer. Métiers de conseil, communication, marketing (bref de spécialistes en mensonge et vente de vent) proliférant au détriment des vrais métiers, agriculture, production, service au vrai sens du terme (genre broutilles démonétisées comme le soin, l’éducation). Et mieux vaut taire les efforts à but clairement ravageurs, voire meurtriers, pour lesquels nombreux sont ceux qui ne ménagent pas leur peine (et surtout celle des autres).
Me voici en plein scrogneugnisme ? Mais comment être en face de ce non sens indulgent et sans ombrage ? L’ennui c’est que voir l’objectif (= cesser les absurdités auto-suicidaires où s’enfoncent les sociétés) est une chose, se lancer dans l’effort pour l’atteindre (et en voir les modalités surtout) c’est autre chose (je parle pour ma propre impuissance) (y a pas que la mienne ? Merci lecteur tu me consoles bien là).
Allez je termine sur une note positive. La phrase de Marco a quelque chose de Shakespeare, a tale told by an idiot … Quoi pas positif ? Et la beauté de l’écriture ? Bon alors ça « Notre monde n’est formé qu’à l’ostentation, les hommes ne s’enflent que de vent, et se manient à bonds, comme des ballons. » (Montaigne Essais III,12 De la physionomie).
Marrant, non ?
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole
« Métiers de conseil, communication, marketing (bref de spécialistes en mensonge et vente de vent) proliférant au détriment des vrais métiers, agriculture, production, service au vrai sens du terme (genre broutilles démonétisées comme le soin, l’éducation » : vous m’étonnez, chère Ariane, en pensant qu’il y a des sots métiers… tout ne dépend-il pas de la façon dont on endosse le travail…?
N’y a t-il pas dans tout métier place pour de l’honnête et du bon? Et les vendeurs de vent paient des impôts pour qu’ouvrent les crèches….
Mais je ne suis pas anticapitaliste radicale!
Ah peut être après tout suis-je anticapitaliste radicale ? Encore que, plutôt que de capitalisme à proprement parler, il s’agisse à mon sens dans les exemples qui me sont venus, d’un mode de lien social qui (plus ou moins « innocemment ») saborde la responsabilité personnelle, l’autonomie de pensée et d’action des citoyens, bref une forme perverse d’aliénation.
Sinon oui il y a sans doute dans toute personne qui fait son métier de l’honnête et du bon (et parfois beaucoup), mais je persiste à déplorer que de tels métiers (pas sots certes plutôt très futés au contraire) soient aujourd’hui considérés comme indispensables. Je persiste à les penser véritablement destructeurs. Sans compter que je ne suis pas sûre que tous les vendeurs de vent (je parle des gros, de ceux qui ont un énorme pouvoir de nocivité) paient des impôts à proportion de leurs gains … Mais bon on reprendra le débat … Merci de cette lecture stimulante !