Langage corporate, bifurcations et guérilla
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Il m’arrive de traduire en free-lance les rapports d’un think-tank spécialisé dans les enjeux de l’entreprenariat. Le plus difficile, mis à part les acronymes, reste de traduire précisément certaines phrases à la grammaire douteuse, sans perdre le ton corporate, infusion à base de phrases toujours affirmatives et volontaires, même quand on ne sait pas où elles vont. Une plongée dans cet univers peut vite tourner au bore-out, cette crise d’ennui contemporain face aux platitudes qui s’accumulent derrière les formules enthousiastes des marketers professionnels, au point de saturer le paysage.
D’une certaine manière, la sortie de The Happy End / bienvenue à tous, l’ouvrage de Mónica de la Torre traduit en français par le collectif Connexion Limitée, semble presque trop opportun : le livre se propose de remélanger les cartes des discours du monde du travail pour les détricoter, les ouvrir, les réactiver. Opportun, parce que le livre n’essaie ni de critiquer, ni de trouver des issues à notre apnée forcée dans les bocaux de formol des discours du capitalisme tardif – ce qui ne ferait, finalement, que nous déprimer encore plus. Pas de théorie, de conclusion ou d’appel aux réformes, mais, comme le livre l’annonce lui-même, « une farce », une ré-incarnation carnavalesque des mots, pris, volés, détournés, répétés, reperformés, pastichés, et j’en passe.
Le texte commence avec les paroles rassurantes de La Compagnie (qui signe déjà sa double vocation d’entreprise – company – et de compagnie de théâtre) : tout le monde est le bienvenu ! Dans la marketplace, la grande place du marché des travailleurs, chacun a un rôle à jouer, à définir. Prenant pour point de départ l’installation de Martin Kippenberger, lui-même inspiré par l’ouvrage inachevé de Kafka, L’Amérique, le livre annonce le décor : un gymnase, des chaises et des tables, un salon de l’emploi. Porté par la même ambition que l’installation de Kippenberger, The Happy End / Bienvenue à tous explore les possibilités poétiques laissées par la scène inachevée de Kafka : l’utopie, mise en scène par une compagnie de théâtre, d’un marché de l’emploi où tout le monde aurait sa place. Mais « avoir sa place », ici, suggère de donner à chacun une fonction précise et définitoire :
Nous pouvons tirer profit de tout le monde, à chacun sa place !
Nous avons une place pour tout le monde, tout le monde à sa place !
Pourtant les rôles que l’on souhaite attribuer ne sont constitués, dans le livre, que d’agrégats de speeches, paroles, scripts ou bavardages entendus ou lus du coin de l’œil, bricolage de cette littérature conditionnée sous vide qui compose notre quotidien. Les poèmes articulent des discours empruntés à des manuels du petit entrepreneur, aux offices des ressources humaines, aux publicités… Comme dans L’Amérique, il est difficile de décider de ce qu’il faut croire, où se situe la mise en scène et en quoi consistent les rôles attribués aux demandeurs d’emploi. Cette ambiguïté est au cœur de la machine opératoire des textes : la cohérence ordinaire des discours est constamment dérangée. Les grandes artères de sens, que l’on emprunte pour aller travailler, sont frustrées. À la place s’organisent des réorientations qui font mine d’emprunter une voie connue, mais bifurquent sans cesse pour arriver nulle part – d’une manière qui parait absurde, mais étonnement calibrée. Voir par exemple les slogans imaginés par l’agent publicitaire en guérilla, et qu’on imaginerait bien affichés sur notre timeline LinkedIn :
N’abandonne jamais avant qu’il soit trop tard.
S’asseoir est un verbe.
Le problème avec les palliatifs c’est qu’ils deviennent la vie entière.
Les images sont le meurtre du présent.
Le bonheur n’est pas toujours drôle.
Ce qui est drôle, c’est de prévoir l’imprévisible, et de quand même se faire entuber.
Ça fait quoi d’être un problème ?
Attention à votre blessure.
Progressivement, le ton se fait plus autoréflexif : les personnages commencent à questionner leur rôle, d’autres ne jouent plus le jeu des interviews, le texte lui-même annonce son programme poétique. Pour autant, rien qui s’apparente à une stabilisation ou une unité des multilangues déployées dans le texte, mais une dissonance farcesque où le texte joue à accélérer les discours existants pour les faire foncer dans des murs. Ce refus de « faire sens », d’emprunter des lignes préconçues, n’est pas à proprement parler une réponse aux incitations contemporaines à la définition et à la performance de soi. Il reste que les tactiques de guérilla déployées par de la Torre « court-circuitent » la demande :
Nos bavardages et nos hésitations court-circuitent la quantification.
Nos attentions ne peuvent pas être captées.
Nos opinions ont des cibles mouvantes.
Nos sentiments ne peuvent pas être mesurés.