« Quand nous sommes à quelque distance de l’île et que loin de découvrir la terre, nous n’apercevons plus que le ciel et les ondes, le fils de Saturne enveloppe notre vaisseau d’un nuage bleuâtre, et la mer est plongée dans les ténèbres. » Odyssée, XI

 

MCHX, 3000 jours depuis le départ de Pergamon

Tout ce temps passé, j’ai du mal à y croire, même si je sens mes paupières s’enfoncer dans mon crâne, mon nez et mes oreilles s’allonger, qui me préparent au cercueil ; après cette interminable conflagration interstellaire sur Pergamon, cette colère d’Achille toujours recommencée, et les morts de tant de braves, rutilantes de sang ou glauques de pestilences inconnues, et de leurs agonies, excrétées, toussées, suffoquées, presque tous les chefs de guerre sont retournés chez eux, rattrapés par le temps de leur planète, les règlements sanglants de leurs rancunes familiales ou ces saloperies de virus lents qui trafiquent incurablement les horloges biologiques et les décrépissent en deux deux…

Et moi, à la veille de retrouver, -peut-être ?, enfin ?-, le chemin d’Itak, je suis complètement perdu, nu jusqu’à l’âme, même si les indigènes ici m’ont richement vêtu.

Le reste de mon équipage – quelques-uns, des amis- englouti dans l’espace.

Plus de notion du temps, depuis que le bloqueur chronobiologique du vaisseau qui jusque-là avait bien fonctionné et parfaitement maintenu nos corps au temps de nos proches laissés avant la guerre, s’est affolé avant l’ultime catastrophe, et nous sommes devenus comme les mêmes et ceux d’après, mais pour moi ça a duré, je perds ma réalité. Mes idées errent dans le vide comme les particules que sont devenus mes compagnons…

J’ai sauvé dans le container de survie ce journal de bord que mes yeux ont dicté chaque jour à ce machinax ; une fois jeté sur cette planète, avant de perdre conscience, épuisé, j’ai réussi à y déposer quelques lignes comme pour sauver quelque chose de mon inscription dans le temps, cette toile géante de vies humaines, qui tient chaud aux survivants de l’espèce ; c’est drôle parce que je me moquais de Pen’ qui avait suivi des cours dans un club de tissage archéologique, même les vieilles se moquaient d’elle ; elle prétendait tisser la tunique de mariage de Tel’, un bébé à l’époque, puis le linceul de mon père, à quoi bon puisqu’il sera recyclé sans tes broderies, Pen’ ; mais au moins je te comprends un peu maintenant.

Cette parenthèse édénique chez Alky Nooss, alias Esprifort, celui qui exécute ici les lois et ordres d’un peuple exemplaire, paraît-il, a fini de me déboussoler, de me sortir du temps, désincarné. Ça ressemble à une éternité parfaite.

La fille d’Alky en pince pour moi, une bien belle créature au milieu d’un éden comme disaient des humains d’ailleurs ; ses parents voudraient un gendre digne de leur fille, un bon géniteur pour leurs héritiers, et il est vrai que mon endurance après tout ce que j’ai passé peut sembler de bon pronostic (qui sait si Tel’ me ressemble?). Ils ne cessent de me tendre des perches, de vanter mon courage interplanétaire et ma résistance aux épreuves ; mais un tendron, ça n’est plus de mon âge et je ne vois pas ma place dans ce paradis (d’où me revient encore ce mot désuet?), si tentateur. Tout y est si doux que la mort n’y rend personne malheureux, ses souffrances y semblent impossibles.

Mais ça mériterait plus de détails, et d’analyse, peut-être seulement avec Pen’ quand je serai dans notre lit, ou pour Tel’, dans le grand festin de mon retour.

Et pour moi.

Ici, rien à voir avec nos escales prolongées chez la reine d’O.J.J, puis celle d’A1AÆ, confort, plaisirs, caresses, repas exquis… Mais au milieu des jouissances, jamais les montagnes russes des émotions ne laissaient s’installer une ataraxie sans adjuvants chimiques et sans ennui, celle que je vis ici, c’en est presque inhumain, chez ces gens qui ne sont que sagesse et bonté.

Oui c’est plus que beau, mais c’est pas chez moi. J’ai un fils, j’ai une femme, j’ai un domaine, et ils m’attendent encore, le cube me l’a dit, sur ma planète. Assez perdu de temps. Quels âges ont-ils ? Mon cerveau perd son agilité à intégrer le temps qui a passé après le cube des morts dans ce temps d’ici suspendu. Ou se perd-il lui-même avec sa place dans une chronologie ? Je compte sur le machinax des jours dont je ne sais plus l’extension.

Les habitants du lieu ont cédé à ma demande et voté pour m’aider à rentrer, m’armer un vaisseau, et selon la tradition locale, me couvrir de cadeaux. Par fraternité ? Ils aiment ce mot. Pour m’amadouer, de peur que je ne sois tenté de revenir ici agrandir mon royaume et détruire leur incomparable paix, eux qu’aucun étranger hostile n’a jamais visités ? Je ne me refais pas, Pen’ dirait que je suis cynique. Pas grave, puisqu’elle m’attend quand même, ma mère morte me l’a dit. Et à présent d’où puis-je savoir ce qu’elle dirait ?

Je suis fatigué. remettons-nous les idées en place. Revenons un peu en arrière sur le MCHX.

***

MCHX- Jour 2990 depuis décollage Pergamon.

L’équipage s’est visiblement mal remis des enregistrements des morts ; bien encastrés dans la carlingue du vaisseau, dans la chambre froide de secours (ce genre de planque que les constructeurs ménagent pour les cas de force majeure), il y avait bien des stocks de nourriture froide déposés par Locke, ce que j’étais censé y chercher et sortir peu à peu pour ne pas la corrompre ni la gaspiller, mais surtout, il y avait ce dont Cersey m’avait touché un mot à mon départ, le cube de verre. Ce que je cherchais. Qui me donnerait la boussole pour Itak et les clés de l’avenir.

J’ai tout balancé par terre, et au fond, il y avait un casque à écouteurs d’un modèle inconnu, vieillot, relié à un cube de verre apparemment vide mais muni d’un bouton rouge scellé de plomb ; en un rien de temps j’ai brisé le sceau, j’ai mis les écouteurs, et j’ai appuyé sur rouge. Ça a déclenché des courts circuits dans le ciel ionique du vaisseau, celui qui ajuste nos horloges biologiques sur le temps des planètes, et une fièvre en moi comme d’un virus nouveau.

Les compagnons qui s’étaient approchés pour récupérer la nourriture que mon impatience avait envoyée par terre se sont arrêtés net quand les morts ont commencé à murmurer dans mon casque, est-ce qu’ils les entendaient?

C’étaient des morts très très vieux, du temps où les hommes vivaient sur la terre, des héros de notre guerre mais aussi ceux sur la mort desquels nul n’avait prié, et des tas de gens dans des langues dont je saisissais des bribes incrustées dans la nôtre, racontant des choses du temps où les vaisseaux allaient à voile et à rame sur les mers terrestres ; parmi les premiers, une certaine Antikléa, qui se prétendait mon aïeule terrestre, mais qui me parlait comme si c’était ma mère à moi, le fils perdu dans le cosmos, et, ça me surprend maintenant, je comprenais presque tout ce qu’elle me disait, ça me remuait, ce n’était pas comme une voix enregistrée , elle me répondait dans le cube et je pouvais sentir ses yeux perçants dans les miens, elle était si on peut dire vivante, même si elle n’était même plus os, ni poussière, ni cendre comme elle me le signalait avec un petit rire démodé de vieille aristo coquette.

Ceux de l’équipage, je les avais tous écartés de moi car je me doutais que c’était un truc bizarre, ce cube vide, et ils m’avaient suffisamment fait savoir par l’intermédiaire de mon cher lieutenant qu’ils en avaient plus qu’assez de mes explorations déplorables et expérimentations désastreuses, mais on ne se refait pas, on veut empoigner l’univers, et les chochottes ça a le don de m’irriter.

Et malgré ça, ( je n’avais pas pensé à leur mettre des bouchons de cire, ce remède de vieille femme qui marche si bien contre les flux acoustiques hostiles) on aurait dit qu’ils entendaient quelque chose des voix des morts, ils étaient tous tournés vers le cube comme paralysés.

Certains, dont évidemment le cher Youri Locke qui commence à me gonfler, ont dû entendre des choses, des voix, des bribes, tandis que ce truc nous a bizarrement maintenus suspendus en un point fixe de l’espace tout le temps que je l’ai écouté, et semble avoir bloqué l’équilibreur biologique temporel pendant un moment dont je suis incapable de mesurer la durée. On a perdu la mesure du temps,  suite au court circuit survenu quand j’ai déclenché le cube. Quand ça a été fini, je les ai vus, assis en rond autour de moi, figés comme des écoliers punis, les yeux écarquillés et creux, la peau livide.

Et puis ils ont recommencé à penser à leur faim, bien sûr ! Moi ça va, mon cerveau a toujours été le chef impeccable de mon estomac, je peux tenir sans boire et sans manger tant que mon cerveau a un os moëlleux à ronger ; et là c’était incroyable comment les morts soudain défilaient par la voix, se bousculaient pour me raconter leurs regrets, leurs remords, leurs fins de vies et leurs agonies, c’était fascinant, et ça a dû durer longtemps longtemps car il y a même des héros à l’existence sujette à caution qui sont venus me raconter toute leur vie, mort incluse.

J’aurais dû surveiller Youri. Il me fatiguait le beau-frère à vouloir jouer le capitaine au grand cœur protecteur de l’équipage, de quoi je me mêle, mais les amis d’enfance, même quand on les recadre un peu, et qu’ils se croient plus malins que vous, ça compte, ils sont un peu de vous, part de vos neurones, de vos mémoires, encombrants parfois, pour un cœur qui n’a pas d’énergie à perdre en sentiments chronophages, mais qui puise du cran dans un sourire limpide. Et il me manque.

J’aurais dû remarquer la disparition de ses sourires. En fait, il montrait les dents, un temps je m’y suis trompé. Il a dû entendre des choses bizarres et les autres lui collaient aux basques, terrifiés.

Quand ça a fini par finir, que le vaisseau est reparti, que son ciel ionique et les horloges universelles se sont réinitialisées, j’ai senti que plus rien n’était pareil sans compter que les micro-capteurs se sont mis à retransmettre dans les haut-parleurs les glouglous des estomacs vides, que Youri ne manquait pas une occasion de me reprocher en me crucifiant des clous de ses yeux… »

MCHX Jour 3000 depuis décollage Pergamon.

Nom d’une galaxie, il manque la fin du fichier, toutes mes notes sur les conversations avec les voix des morts, c’est l’orage de neutrons qui a fait ça ?

Ça saute tout de suite au jour de mon arrivée sur la planète FéA6N…qui est-ce qui m’a bricolé ce truc ? Tout de suite là, peu de jours après le cube…

Jour 2995 depuis décollage Pergamon.

Me voilà seul sur une planète inconnue où le module chaloupe m’a fait atterrir avec une douceur inattendue sur ce qui ressemblait bien à une mer, ou un grand lac ; un bonheur après la tempête solaire qui a foudroyé le vaisseau et anéanti l’équipage. Il semble que je sois le seul survivant, car la malédiction qui a déchaîné cette folie électrique, cet orage de neutrons qui a fait de mes compagnons sous mes yeux des étincelles de poussière leur était incontestablement destinée. Z’avaient qu’à pas. La planète tropicale du colonel Hélios et ses précieuses ressources nous offraient une hospitalité frugale dont ils n’ont pas su se contenter.

Les quelques réserves de secours du vaisseau s’étaient décongelées tant les morts avaient parlé longtemps. Le colonel avait désigné les vergers interdits, où les fruits super-protéinés poussaient, entrée interdite ; nous avait donné l’autorisation d’atterrir à cette condition, sinon atomisation garantie… mais ils sont entrés, ils ont cueilli, ils ont mangé. Va leur faire comprendre, ce n’était plus des hommes, c’était des bêtes… leur manière aussi de me faire savoir qu’après le cube on n’était plus du même monde…Moi j’ai brouté à quatre pattes des herbes amères et de l’ail sauvage, ma façon de rester humain, j’étais enragé de ma petite planète pleine de mers de plages et de criques. Tant pis pour eux.

On devait nous ravitailler gratis en propergol, mais ça avait traîné et on n’avait pas été jusqu’à nous distribuer des rations en attendant ; hospitalité de qui ne veut pas qu’on s’attarde là à prendre les bonnes choses… et les affamés terrifiés n’ont eu aucune maîtrise, ils ont ravagé le verger, et même sûrement mangé sans faim à la fin, au cas où. Je leur en ai dit de toutes les couleurs, ils passaient devant moi sans répondre avec un mauvais ricanement ! Tant pis pour eux … mais on est repartis sur le même vaisseau

Et c’est arrivé ; sur le coup, j’ai vu ce qui se passait soudain tout autour, ces étincelles, ces secousses, et ça centrifugeait méchant, eux et leurs estomacs chargés, ils ont perdu beaucoup de temps à vomir la pulpe interdite dont ils s’étaient empiffrés, ils étaient malades, ça ne servait à rien de les attendre, le vaisseau perdait de l’étanchéité. Ma vieille contention d’ascète maigre, la force de mon désir de retour m’avaient rendu l’abstinence facile. Le cube des morts aussi, le savoir qu’il m’a donné. M’avait préservé de la tentation. Avait changé les hommes d’équipage en zombies sans vergogne…

Suis monté dans la capsule chaloupe. Ce qui me tenait c’était Itak, Pen’, Tel’, j’en rêvais toutes les nuits, j’avais des visions le jour ; j’ai verrouillé et mis pleins gaz sans me retourner. Plus de gouvernail, tout était déréglé par la foudre artificielle qu’Hélios a fait pleuvoir quand il a découvert le pot-aux-roses ; j’ai renoncé à m’orienter, l’essentiel était de s’éloigner de l’espèce de feu électrique qui s’acharnait sur le vaisseau.

Et puis cette nuit j’ai été aspiré dans l’orbite d’une planète, qui sait où, quoi et de qui, et la chaloupe a commencé une chute très lente qui m’a lâché ici au lever de ce qui semble un soleil local.

La capsule s’était fendue et flottait sur une vaste étendue d’eau ; descendu sur l’échelle, je voyais les friselis sur la surface, c’était beau à pleurer, il y avait une brise qui s’infiltrait entre ma peau et ma combinaison et c’est là que j’ai vu qu’elle était en lambeaux, et je n’ai pas compris comment j’avais survécu à tout ça.

Je suis descendu dans l’eau, elle était presque tiède, salée aussi, une mer, pas un lac ; je me suis mis tout nu et j’ai nagé ; j’avais oublié la nage, c’était tellement bon mais je voulais surtout gagner le rivage, encore loin pour mes forces restantes et je charriais le container de survie. Au moment où on avait quitté l’île d’Hélios sous les malédictions du colonel, j’étais sûr que ça allait se gâter, et j’y avais fourré le cube et le journal du bord ; j’y aurais bien mis aussi de l’eau et des capsules de protéines mais on n’avait plus rien de rien.

En nageant, j’ai commencé à rassembler tous les débris que je pouvais, au cas où, à m’y agripper pour tenir, j’avais faim, soif, et plus de force.

Puis les vagues se sont faites plus musclées et j’ai été drossé sur le rivage qui par chance était du sable fin.

Je me suis réveillé avec le soleil qui me tapait sur la tête et une soif terrible. »

***

MCHX Jour 3000 depuis décollage Pergamon.

Mais c’est pas vrai ! Où est la suite ? Qu’est-ce que c’est que ce fichier qui s’est inséré ici au lieu du récit de l’arrivée chez Alkee Noos ? D’où sort il ? Un virus du colonel ?

Mode vérification du machinax vite fait. C’est bon, pas de ver ni de cheval de Troie. Je l’ouvre.

Par toutes les étoiles, Youri, je vois ton nom, c’est toi, ou la calamité ionique qui a mis le bazar dans mes notes ?

Toi. Tu as mis ton grain de sel dans mon machinax, et voilà un message d’outre poussière ?

MCHX, jour 2995 après départ Pergamon.

« Oui salut Ulysse, c’est Youri, Youri Locke, tu connais ? Ton beau-frère, ton ami d’enfance, ton lieutenant, beau capitaine, ton bras gauche, car en fait de bras droit tu ne crois qu’au tien…

Je t’ai aimé d’amitié Ulysse, comme j’ai aimé d’amour ma petite étoile Ktiménè la plus belle d’entre mes galaxies ; mais après tout ce temps, qu’est-ce que ça veut dire que je l’aime ? Quant à toi…

Je t’ai soutenu, défendu, ai piloté ton vaisseau, ai calmé tant de mutineries quand l’équipage n’en pouvait plus de crever de faim, de peur, de fatigue, de chagrin.

De la patience, j’en ai eu, pour toi et pour eux ; tu en as toujours fait à ta tête ; à chaque étape, à chaque risque que tu nous a fait prendre, des compagnons y sont restés.

Quand t’avons-nous vu les pleurer ?

À toi les sinécures, à nous – ceux de nous qui du moins avaient survécu au coup précédent- les attentes interminables chez les belles reines roucouleuses qui te donnaient du bon temps. Qui a affronté les machines monstrueuses de K-RiB-D6-LA ?

Qui est parti en première ligne ? Combien de rameurs, combien de capitaines de ta petite flotte de grande gueule dans le vaste océan se sont évanouis, comme tu disais en guise d’oraison funèbre ?

Ta nostalgie d’Itak, Ulysse, parlons-en, ça a fait le tour des galaxies ! Crois-tu, grand sentimental, qu’on n’avait pas envie de les revoir, nos parents, notre maison, nos divinités anonymes à nous, tous ceux qui après tout ce temps auraient survécu ?

Et tu vas être le seul à rentrer maintenant qu’on a fait cette connerie avec les fruits défendus, parce qu’on crevait de faim, que Cersey pour tes beaux yeux avait remplacé des provisions du casier caché rempli par mes soins au départ de chez elle, par le cube de verre des morts ? Qui a voulu cela ? Qui a voulu entendre les voix éteintes, interdites, savoir ce qui allait lui arriver, papoter ad libitum avec des stars défuntes, avec sa petite maman ?

Et nos mères à nous ?

Et le carburant que ça a consommé ? Et avec, la désactivation de l’anti-tempête de neutrons qui nous aurait peut-être sauvé de cette déferlante de feu d’Hélios ?

Figure-toi que tu n’es pas passé loin de la fin au moment du cube des morts, car tous nous avions tellement faim qu’ils étaient prêts à te bouffer, ce qui les a retenus, c’est ce qu’on entendait à travers les coussins de ton casque, ces paroles d’outre-tombe qui te contaient choses merveilleuses, et qui nous arrivaient comme des gémissements et des plaintes d’agonisants, des pleurs, des supplications, des thrènes, des sanglots, des râles, des grognements parfois comme menaçants, des suppliques de suppliciés ; les charniers de Pergamon, en pire, et en perfusion. L’entrée d’un antre de condamnés torturés par des démons, l’enfer des bigots et des poètes d’antan en live …tu te souviens des archives filmées de la chapelle Sixtine ? De toutes ces terribles fresques de l’Antiquité de la vieille Italie ?

Pourquoi je pense à ces choses apprises à l’école, et qu’on dit inutiles, là, à deux doigts de la mort ?

Nos cœurs se retournaient, nos ventres nous brûlaient, nous étions pétrifiés de ce que tu osais faire pour contenter à tout prix ton insatiable curiosité. Et ça a duré, tu n’en avais jamais assez, et nous, nous avions part à toutes les agonies depuis la fondation du monde.

Qui, là encore, a retenu les bras des furieux contre toi quand ce cauchemar acoustique s’est terminé, longtemps, longtemps après le cube, mais jamais dans nos nuits ?

Je ne sais pas comment j’ai fait, parce que j’ai vu dans leurs yeux la sauvagerie moche de la mort-même, notre barbarie de la peur, l’envie furieuse du grand rien. Je ne sais pas pourquoi à ce moment- là, avec l’amitié qui me restait, le rien d’amour qui me restait, j’ai arrêté leurs griffes, leurs dents, leurs couteaux, et tu n’as rien vu.

J’aurais tant aimé, quand auprès de toi je plaidais leur cause, te remontrais leurs épreuves, que ça m’ouvre l’accès aux portes de ta compassion.

Je n’en menais pas large, encore sous le coup de l’horreur, mais je sentais qu’en moi chauffait une colère mauvaise, liquéfiée par l’épuisement en une innommable pestilence.

Vu ce qui commence à nous tomber dessus, on devrait regretter d’avoir dévoré tous ces fruits de luxe, mais je crois que depuis le cube on est déjà passé du côté des morts, et on n’en a plus rien à faire, de la faim, de la soif, de la vie.

L’amitié seule m’avait tenu jusqu’ici, cet endroit du coeur où je restais vivant même privé du retour de ta joie et de ta chaleur. Mais c’est fini, tout est consommé en dedans.

Toi, je te connais, je suis sûr que tu vas t’en tirer, ton ardeur à vivre va nous planter là, surtout qu’on n’est vraiment pas beaux à voir, couverts de larmes, de sueurs, de vomi, de merde… toi, tu es sûr de ton droit, tu n’as pas touché aux fruits interdits.

Content pour toi.

Adieu, Lhomo, roule ta bosse, ménage ta sœur si elle vit à ton retour, et n’oublie …

***

MCHX, jour 3000 depuis départ Pergamon.

Ici s’arrête le récit de Youri. Moche et triste. Il a dû s’interrompre pour avoir le temps de replacer le machinax dans le container. J’ai à peine reconnu sa voix, un étranger.

Je l’ai vu de loin foudroyé sous mes yeux. Et maintenant j’ai mal à la tête. Je l’emporte à Itak dans le MCHX et derrière mes yeux. Pour ma sœur. Pour penser à m’abstenir de temps en temps des viandes juteuses du calcul et de la ruse.

Maintenant, j’en ai peur, même le souvenir de Pen’ ne pourra plus nourrir de joie le désert tout-puissant de ma solitude.

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    3 Commentaires

    • André Bellatorre dit :

      Belle transposition du récit d’Homère dans le genre science fiction,sous la houlette de 2001 Odyssée de l’espace. (On retrouve le fameux monolithe du film de Kubrik.) Le palimpseste joue à plein. Les épisodes classiques sont ici heureusement déplacés.
      On ne s’ennuie pas dans ce récit homérique tant les changements énonciatifs et les ruptures chronologiques stimulent la lecture et la rendent captivante. On est friand aussi de l’oralité qui s’insinue parfois « en deux deux » dans le récit. Sans compter bien sûr cette fiction poétique qui se retrouve ici narrée avec bonheur.Bref, on redécouvre cette Odyssée à nouveau avec plaisir. On en redemande.

    • Laure-Anne dit :

      Un grand merci, cher AB pour cette lecture pointue et positive. Oui , le temps qui était un de mes propos m’a donné du fil à retordre dans la composition. Tous les encouragements sont bons à prendre !
      Je compte sur ton « Oh le kiki! » avec impatience prochainement sur Fragile…

    • Jacqueline L''heveder Guaffi dit :

      Oui, un travail de transposition réussi, pour les raison qu’André énonce, en plus de mon plaisir personnel.

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