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Eleni Sikelianos

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Ce que j’ai connu
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traduit par
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Lénaïg Cariou
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et
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Camille Blanc
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aux éditions
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L’Usage

En route, dérouté•es

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…….Je vois Ce que j’ai connu comme un livre bleu, d’une ambiguïté délectable. Bleu, d’abord, comme le sentiment de déprime diffuse des anglophones, qui se « sentent bleu•es » (feel blue) quand iels sont tristes. Cette déprime, dans le recueil d’Eleni Sikelianos, est vaguement angoissante et proche du désespoir. Le plus souvent, elle est liée à l’anxiété écologique : l’expression « dans la maison » commence maints vers, comme un mantra dont l’insistance dit la volonté de maintenir un chez-soi — personnel (la maison), mais aussi commun à l’humanité (l’oikos de l’écologie). Parfois, c’est plus généralement l’état du monde qui instille le blues ; l’irruption des « gros titres » figure alors l’inquiétude politique :

Ce poème est anti-croissance et n’a aucun besoin tandis que
Des affrontements éclatent entre manifestants alaouites et forces de l’ordre
Une nouvelle génération de réfugiés politiques révèle les horreurs commises en Corée du Nord
Le candidat proposé par Obama est à l’origine de l’affaire « Driving While Black»

……Chaque fois, les italiques signalent l’intrusion. Malgré le caractère lancinant de ces énoncés médiatiques, donc, le fil fragile de la pensée spontanée leur résiste : ils ne se confondent pas avec elle, qui les comprend sans les assimiler.

……C’est que le bleu de Ce que j’ai connu ne dit pas le découragement : il est pleinement vivant. Si le flux qui caractérise la voix poétique dans Ce que j’ai connu n’est pas sans rappeler celui du ruisseau dont le cours est rythmé aléatoirement par les cahots que créent les cailloux et autres brindilles, il serait plus adéquat de l’imaginer parsemé comme les éclats de ciel au milieu des nuages. Partout où le désespoir point dans les poèmes, il le fait sur fond d’espoir ; la voix, sans effort, réconcilie l’anxiété avec l’émerveillement, l’articulation avec la fragmentation.

……Là se trouve la grande force de Ce que j’ai connu : les poèmes revendiquent le caractère fragmentaire de la mémoire humaine, imprévisible sans être incohérente. Ils le posent comme par contraste avec les informations (qui émanent des médias, d’Internet…) apparemment grouillantes qui, en réalité, loin d’être confuses, forment un flux nivelé par les algorithmes. La pensée mouvante, inattendue, déroutante est ici celle du poème, et elle est autrement plus insaisissable que d’autres modes d’entendement. Quand la voix poétique dit, au début du recueil,

Le soleil m’advienne Idaho
Débauche d’arc-en-ciel au Colorado
Le soleil m’advienne Michigan

on voyage en plusieurs états américains, en sautant de l’un à l’autre sans qu’ils partagent de frontières. On entend, aussi, un refrain chaleureux, qui, en se répétant, persiste à invoquer un possible souhaité, à voir advenir un été vigoureux, rayonnant. La musique est pleine de sens : elle convoque la chaleur du soleil, l’éclat omnicolore de l’arc-en-ciel, le miroitement des Grands Lacs et les reliefs des Rocheuses, mais aussi les échos des « o », des « n », des « i ». En d’autres passages, c’est l’image — tantôt perception éclatée-mais-unie (« petite lune / chaise haute / rainettes qui jettent des éclats de trille dans l’air »), tantôt constat d’absurde amusé (« La prof de yoga dit Sentez votre corps s’ancrer dans la terre mais nous sommes au deuxième étage ») — qui véhicule la fulgurance d’une certitude informulée mais connue, et confiante.

. ……Mais toujours, dans Ce que j’ai connu, les sensations s’allient à la mémoire et dessinent une connaissance intuitive, insaisissable dans la glose, inépuisable dans les énoncés de faits.
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……Et dans l’intelligibilité paradoxale des énoncés poétiques se réaffirme un commun humain, un lien – un glissement du « je » au nous » en passant par les autres :

Je prendrai ce train qui traverse d’une traite le tunnel rempli de lumière poussiéreuse peuplé de travailleurs couverts de poussière agrippés à nos râteaux et à nos pelles ; allons-nous tous•tes dans la même direction ?
Oui.
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……Et la poète ajoute : « Vers et parmi les années, en route, dérouté•es ». Car il s’agit bien ici de faire vivre, avec tout l’éclat du bleu de nos rêves et du vaste horizon céleste, une autre manière de connaître, intuitive, « secrète », qui nous relie sans être liée – qui est en route quand elle est déroutée. Cette manière, c’est celle de la poésie (« qui occupe le lieu du féral dans la langue », dira Sikelianos à une interlocutrice), par contraste avec la manière des algorithmes et des moteurs de recherche. Il faut se réjouir de la belle traduction de ce recueil poétique que Lénaïg Cariou et Camille Blanc publient aux éditions L’Usage : elle prolonge, en français, l’appel de Sikelianos à (et son geste pour) « garder nos esprits, nos imaginations, résilients et imprévisibles».

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Soirée de lancement de Ce que j’ai connu d’Eleni Sikelianos, dans la traduction de Camille Blanc et Lénaïg Cariou, aux éditions L’usage – vendredi 27 janvier, 20h – Lecture et entretien avec les traductrices – Librairie l’Atelier, 2bis rue de Jourdain, 75020 PARIS.

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