JAMIE SAFT STEVE SWALLOW BOBBY PREVITE
YOU DON’T KNOW THE LIFE
Rare noise records/Distribution France DIFFER-ANT

www.rarenoiserecords.com

https://jamiesaft.bandcamp.com/track/you-dont-know-the-life

Iconoclaste et visionnaire, multi-instrumentiste, ingénieur son, Jamie Saft se tourne avec ce nouvel album, vers une autre formule, explorant ainsi sur le mode électrique la vision du trio classique (orgue, basse, batterie), reprenant la tradition en l’aménageant, avec des compositions originales, des improvisations collectives et des reprises de thèmes populaires américains qui lui sont chers. Toujours sur le label Rare Noise records, après son Solo a Genova en janvier 2018, où il se réinventait en faisant retour vers la musique américaine, Blue Dream sorti en juin 2018, où il se livrait à une relecture de thèmes dominants, une Americana sur mesure, le claviériste qui joue cette fois de l’orgue Hammond, de l’orgue Whitehall, ainsi que de la Baldwin Electric Harpsichord, s’est entouré d’une fine équipe, le bassiste star Steve Swallow et le batteur Bobby Previte, superbe rythmique rompue à tous les styles. Ce n’est pas leur premier album en trio, en 2014, ils avaient déjà créé The New Standard Trio et en 2017, ils remirent ça avec Loneliness Road, preuve d’une alchimie indiscutable entre eux.

Si Jamie Saft apporte le matériau, il laisse à ses complices une grande autonomie dans des échanges qui prennent alors tout leur sens. Ça commence très intensément par une version plutôt déstabilisante de Bill Evans “Re: Person I know” que j’ai quelque difficulté à retrouver tant il est revisité. Jamie Saft arrive à trouver sa liberté dans les nuances, la progression dynamique, le bouillonnement de son inspiration.
Le second titre est beaucoup plus enveloppant “Dark Squares”, on change encore de mood avec “Water from breath”. Ne s’agit-il pas, en fait, d’un retour vers le futur, vers “une danger zone” psychédélique, une ambiance hybride où jazz, rock et même soul se rejoignent, portés par le son indiscutable de l’orgue électrifié? Progressivement, on s’acclimate, moins désorienté, avec les images oniriques, célestes du doux et lancinant « You don’t know the life” qui commence comme à l’église, mais sans les chants du gospel.
Jamie Saft réussit tout de même le tour de force de sortir l’orgue de son contexte et de lui donner une autre vie. S’il produit beaucoup de matière avec ces timbres et alliages singuliers entre orgue et harpe électrifiée (“The break of the flat land”), Bobby Previte est absolument impérial, faisant monter la tension, se renouvellant constamment aux baguettes, martelant les tambours ou cinglant les cymbales. L’album est subtilement construit avec cet « acme » enivrant et totalement planant qui donne son nom à l’album. L’intérêt est d’ enchaîner une succession de compositions énergiques, fluides, plus ou moins intenses et rapides, sans jamais savoir où ces trois virtuoses nous entraînent. Ils ne quittent pas l’esprit jazz : connaissant leurs repères, ils savent s’en affranchir par une “mise à jour” intelligente.
Il n’est pas innocent de finir par deux standards précieux, quelque peu dépoussiérés, surtout « Moonlight in Vermont”, d’autant que Saft a choisi cette fois d’enregistrer dans un studio mythique, celui créé par l’ingénieur du son, Walter Sear, à Manhattan, temple de la production musicale où s’attardent encore les ombres des chers disparus Bowie, Lennon, Lou Reed et l’empreinte de vivants, non moins aimés, Wayne Shorter, John Zorn… Si “Moonlight in Vermont” reprend des couleurs, le délicieux « Alfie » du génial Burt Baccharach, est impeccablement tenu jusqu’à la note finale. Un CD des plus séduisants, hautement recommandable qui vise haut et loin. C’est la marque des très grands.

 

 

PS : si jamais, cette musique vous paraît  intéressante à découvrir, je pourrais aussi évoquer le dernier cd de Jamie Saft toujours avec Bobby Previte mais un autre complice Nels Cline à la guitare électrique, intitulé Music from  the early 21 St century, autre exemple de sa « versatilité »,  évidemment plus « space » …

 

5 Commentaires

  • Pierre Hélène-Scande dit :

    La découverte de ce dernier cd serait, en effet, intéressante. Comme toujours article bien rédigé, riche et qui stimule la curiosité ! Devant cette érudition et ce brio, on hésite à commenter tant on peut être impressionné, et craindre la pauvreté de son commentaire… 🙂

  • Sophie Chambon dit :

    Cher P H S

    Merci de ce retour qui venant de toi me touche sensiblement. Si je n’avais pas été prof, j’aurais tellement aimé être critique professionnelle, vivre de cette écriture hommage envers tous ces créateurs qui nous enchantent ou nous font vivre plus intensément. Simone Signoret disait que le cinéma, mon autre et première passion faisait « voyager dans d’autres vies que la sienne. »
    Rien de plus juste….en écoutant, en lisant, en regardant, en écrivant…

  • Ariane dit :

    Ah oui belle formulation du travail critique : »une écriture hommage aux créateurs qui nous enchantent et nous font vivre ». J’ajoute : un hommage auquel on est sensible même si l’on est béotien dans le domaine. Je crois que ça tient à la justesse d’accord du (de la) critique avec l’oeuvre, qui lui permet de dire au plus près la vibration ressentie.

  • Sophie Chambon dit :

    Merci Ariane. C’est exactement, précisément cela.
    Le seul ennui c’est que la critique éminemment subjective, même si elle est sérieusement documentée et travaillée, ne peut empêcher certains contresens ou malentendus. J’ ai trouvé par exemple sur un autre site, digne de confiance, une critique très différente sur le même album, qui ne lui trouvait pas vraiment d’intérêt…
    A la grande époque du jazz et des journaux de la presse écrite, cela pouvait donner lieu à de formidables « batailles » à fleurets non mouchetés….

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Oui beau partage sensible, moi dont l’oreille ignorante en est restée à un son Hammond très daté, sans jugement de valeur, mais avec un peu de nostalgie, je vais de ce pas me rendre sur le lien du site.
    Merci de m’ouvrir les oreilles, qui ne demandent que ça…

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