Noli me tangere

(Ne me touche pas)

 

Louis-Ferdinand Céline - "Voyage au bout de la nuit" :
"Ca a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien.
C'est Gabriella ZALAPI (Arthur Ganate) qui m'a fait parler."

Droit romain :
"Cogitationis poenam nemo patitur". :
« Personne ne peut subir de châtiment pour ses pensées »

Le voyage serait long jusqu’à l’autre bout du pays m’avait-on prévenu. Puis il avait fallu s’embarquer. Accoster sur une île pour la première fois ne manque pas de surprendre quand on arrive au port inexpérimenté, loin de la ville qu’on a quittée pour une destination inconnue. Je ne savais rien des odeurs de marée, je n’avais jamais été transpercé par le cri des goélands. J’avais accepté de partir, je m’étais laissé emporter et arrivais imprégné d’euphorie, celle là même qui m’avait saisit à l’instant qu’on m’emmenait. Les amis maintenant devaient nous attendre sur le quai. Je ne savais rien d’eux, aucune représentation ne s’imposait, aucune image de ce qu’ils pouvaient être ne m’encombrait.

Tellement loin de ce qui avait fait ma vie jusque là. Tellement si près de l’inconnu.

C’est Doudou, la mère d’Yvetot mon ami, qui avait eu l’idée de m’emmener à ce rendez-vous estival cosmopolite de militants catholiques de la lutte anticolonialiste ; j’avais été admis.

C’est elle aussi qui reconnut Walter dans l’effervescence du débarcadère où se mélangeaient les paquets de marchandises, les caisses, les malles, les monceaux de filets et les casiers à homards. Vêtu d’un simple tee shirt au-dessus d’un corsaire immaculé, je remarquais dans la beauté de son corps athlétique ses pieds nus sur l’appareillage de pierres polies qui retenaient par endroit, dans les brèches du dallage, des flaques où piétinent les mouettes fébriles. Près de lui, dans la proximité complice de la parenté, je vois les deux filles qui l’accompagnent. Blonde, brune, cheveux domptés, une queue de cheval expéditive et nonchalante, une natte sommaire lourde et lente en mousse de laine. Dans l’instant elles sont deux sœurs parallèles du ciel et de l’océan. C’aurait pu être des garçons à nous attendre. Cette contingence était inaccoutumée et rare. Désarçonnant nécessairement. Je basculai dans l’intranquillité.

C’est Walter qui nous avait invités, et nous quittâmes le port en suivant sa Frégate Transfluide, une voiture de rêve. Elle était pour moi incroyable – chez moi, je veux dire chez mes parents, il n’y en avait pas, il n’y en aurait jamais.

Walter le père écrivain habitait l’été une maison de grès breton ; Denise, la mère, qui ne ressemblait pour moi à rien de connu, incarnation de la détermination intellectuelle mâtinée d’argile verte dont elle tartinait ses deux plus jeunes enfants. Nightingale était leur fille aînée et Butterfly, l’autre fille à la natte, était l’enfant de leurs amis impliqués dans les mêmes combats. Pour les quatre grands enfants que nous étions la vie s’ouvrait à l’insouciance alors qu’au dehors sévissait la sale guerre raciste coloniale.

Beauté paradoxale de cette île où la déchirure des rivages s’accommodait à la sauvagerie du monde. Prison dérisoire choisie par un pouvoir stupide, pour assigner à résidence un nationaliste algérien ; Walter et Denise, complices répréhensibles, s’y étaient établis par solidarité. Pour tous, la réminiscence intolérable des cris immondes imposés par les électrodes de la gégène sur les corps suppliciés au fin fond des djébels était intolérable. L’ombre de cette génératrice d’électricité, dynamo portative à pédales manuelles détournée de son emploi dans l’avilissement, hantait en filigrane continu, j’en suis sûr, leurs esprits insurgés.

Nous n’ignorions rien de cette réalité et pourtant nous étions confortablement préservés de tout malgré la porosité évidente : nous étions quatre, deux filles, deux garçons, comment penser plus belle distribution. L’après-midi finissant, la peau salée exténuée de soleil, nous quittions l’engouement de la mer prodigieuse dans la promesse d’être enfin seuls à l’écart des adultes, eux seulement pris dans les soubresauts de l’époque tragique, absorbés à penser leur vie et de vivre leur pensée. Pour mener notre chahut nocturne à notre guise sans dérangement pour le reste de la maisonnée nous avions dès le lendemain de notre arrivée accaparés une dépendance, entourée de fenouil, d’ajoncs, de genets, et de landes aux essences inconnues. On nous avait laissé faire. C’était devenu notre abri désinvolte, notre terrain de repli pour cacher le goût de nos désirs entichés trop longtemps retenus le jour durant sur le sable des plages où tout le monde se retrouvait.

Nightingale a ma préférence, je suis la sienne. Le dessin maitrisé de sa lèvre supérieure, geste rare en à-plat d’un démiurge inspiré, me condamne à la contemplation perpétuelle. Le contre-point inférieur de sa bouche est une vanité dont la carnation en demi-teinte est celle d’un pétale de rose apeuré. J’interrogeais sans lassitude cette soie onctueuse adossée à la beauté du monde, promise à la morsure. Tout vient du visage. Toujours j’y reviens. Sa vue, c’est l’envie immédiate de vouloir baiser sa bouche pour entrevoir ses yeux se fermer. Ceux de Nightingale sont fendus d’impertinence, enluminés par un iris à la dorure pailletée que la nature ne donne qu’à la jeunesse. Son sourire exprime un peu la timidité, un peu l’attente, quand les prunelles mordorées s’oublient dans une fixité intrigante. Comme on va s’encanailler dans la corruption du monde, ses masques s’évertuaient à estomper l’affleurement de l’aveu des turpitudes tues. Nightingale avait le style éloquent des dissimulatrices.

Je ne sus résister, elle avait réussi. L’idée d’un frôlement ? Le hasard d’une caresse subreptice ? Pas besoin d’instillation patiente, son existence suffit à ma fascination. Le rapprochement des corps tisse les peaux. Longues furent nos étreintes, court le sommeil de nos nuits.

La cruauté haïssable de la séparation fut atroce. De la douleur à l’état pur. La chimère était bien sûr sans lendemains. Je la tenais dans la proximité de mon esprit. Les désirs les plus obscurs venaient de mes sens et mon imagination les flattait. J’étais comme un mendiant sous l’anathème, dixit Ferré. Les émotions profondes naissaient de ce qui est passé sans forcément être arrivé. Comme le cinéma « qui crée de la nostalgie pour un passé qui n’a jamais existé ». Ces dix petits jours m’avaient façonné à jamais.

Nightingale devint styliste. Elle travaillait le satin et les soieries d’extrême orient ou de Lyon et je n’ai jamais entendu que son cri, le cri de la soie cher à Clérambault, lorsque son frère trop tard retrouvé m’apprit qu’elle s’était donné la mort.

Cinquante ans plus tard je reprends le bateau pour le cimetière ilien. À côté de la pierre qui porte le nom de son père, sur un grand galet couleur de pluie, chaque lettre décorée d’une teinte de l’arc-en-ciel, est gravé simplement NIGHTINGALE. Comme une objection.

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Gaetan Gatian de Clérambault

(Wikipédia)

Le Cri de la soie est un drame français, réalisé par Yvon Marciano et sorti le 28 août 1996.

Premier long métrage du réalisateur, le film s’inspire de la vie et de l’œuvre de Gaëtan Gatian de Clérambault, psychiatre, ethnographe et photographe du début du XXe siècle, et aborde le sujet du fétichisme considéré comme une perversion dans la société française de la fin de la Belle Époque. Il s’intéressait beaucoup aux draperies et enseignait le drapé à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Il était également passionné de photographie. On conserve de lui une grande quantité de photos qu’il avait prises au Maroc entre les années 1917 et 1920, et dont certaines se trouvent au Musée de l’Homme.

 

Évoqué avec Gabriella :

  • Le mot juste
  • L’abus d’adjectifs
  • Éviter les gérondifs

2 Commentaires

  • Marc BECRET dit :

    Bravo Roger, je ne résiste pas au plaisir de lire et relire ce texte magnifique. Il nous replonge dans le monde englouti de l’enfance avec la découverte de la mer, du soleil, des premiers émois amoureux et le lecteur t’envie d’avoir croisé Nightingale et Butterfly et a lui aussi la nostalgie de ce qui ne s’est pas passé. Mais l’enfance n’est jamais insouciance et l’ombre cruelle du monde des adultes (la lutte coloniale) et les destins individuels (le suicide) vient obscurcir les éblouissements iliens. Il reste les souvenirs et l’écriture. Merci à Gabriella ZALAPI d’avoir permis cette belle éclosion !

    Marc

  • LEROY dit :

    Merci monsieur Roche (et Fragile) de nous offrir ce très beau texte. Car c’est un très beau texte.
    Je souhaite que vous puissiez, suite à cette aventure des « Plumes de Léon » , poursuivre votre aventure littéraire. C’est une aventure et un engagement. Peut-être êtes-vous, depuis cette semaine d’invention avec madame Gabriela Zaplapi, en pleine écriture? J’aurais alors le plus grand plaisir à vous lire prochainement. A bientôt donc, sur Fragile ou dans une librairie au milieu d’autres livres.

    Pierre Leroy

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