Au deuxième chapitre de leur livre intitulé Économie utile pour des Temps difficiles, Esther Duflo et Abhijit Banerjee, prix Nobel d’économie 2019, se livrent à une réflexion sur l’immigration, dont j’ai voulu rendre compte, au moins partiellement, en adoptant une forme que j’aime bien et que je nomme des pseudo-poèmes, mais que l’on nommera aussi bien, et sans objection de ma part, des poème ratés ou des pas-du-tout-poèmes.

L’une des analyses, qu’il me semble avoir en gros comprise, porte sur la spécificité du marché du travail. Je lui ai consacré quelques poèmes pour l’exposer, dont j’ai tiré ceux-ci.

***
Le Croquemitaine

1
Il est une marionnette
qui affublée d’un masque de science
terrifie les petits enfants
par la théorie appliquée au travail
de l’offre-la demande

lequel masque nous raconte par sa bouche
aux grosses dents
une histoire à ne dormir ni debout ni couché

Voyez-vous
ceux qui veulent mordre plus
-or qui veut
plus qu’un pauvre d’un pays pauvre
mordre plus ?-
ils viennent chez nous
là où justement les salaires sont bien plus gras que chez nous !
scandent d’une voix mélodieuse leurs prophètes et enchanteurs
(ils ne chantent pas faux)

Donc l’offre la vente
de travail augmente mais pas son achat voyez-vous
car s’il y a 1000 postulants affamés de plus
devant la porte
il n’y a pas 1000 postes de plus avec assiettes
dans l’entreprise

de sorte que
-que va faire le pauvre avide pour mordre
un salaire qui
même s’il fait maigre ici chez lui fait vraiment gros?-
il va vendre son travail moins cher que nous
voudrions vendre le nôtre
au besoin le pauvre en travaillant dans les ténèbres
vous voyez

que plus lourd est le poids
de ces mâchoires venues d’ailleurs mordre ici
plus il pèse sur nos emplois salaires
à nous
qui tirant la langue peinent à gravir la pente
qui piétinent qui même reculeront
vous voyez ?

2
Entendez-vous dans la cuisine
les marchés
qui ronronnent dans l’âtre
tels marmites où la soupe bouillonne à glouglous
gros ou petits c’est selon ?

En règle générale :
plus
il y a de choux et de carottes à vendre
et si
le nombre des acheteurs reste égal ainsi que leurs revenus
moins
ces légumes coûtent

donc de l’offre-la demande loi favorable à
chaque acheteur
ainsi qu’à
chaque vendeur
qui peut ainsi vendre tous ses légumes
(mais pas au prix qu’il voudrait)

3
Toutefois
quand l’acheteur achète la force corporelle et intellectuelle
loi
malveillante malfaisante aux laboureurs
qui la vendent et qui
plus ils sont nombreux moins ils gagnent
et pas comme les choux et les carottes
ne s’usent pas moins et le sentent et y pensent
avec amertume

loi dure comme fer aveugle comme
un four
qui dans l’homme et le choux voit deux gouttes

loi de l’offre-la demande que confirment maintes observations!

4
Toutefois
comme l’observe
la planétairement respectée National Academy of Sciences
fondée par Abraham Lincoln
laquelle prescrit
à ses membres tous savants mais d’opinions divergentes
voire contraires
d’élaborer des conclusions communes

loi de l’offre-la demande certes
que confirment force observations certes

sauf et excepté
pour le marché du travail :

«Si l’impact de l’immigration sur le salaire des autochtones
conclut l’Académie dans son rapport 2017
est à court terme négatif
il s’avère faible voire positif sur une période de dix ans»*

*Voir sur l’interréseau The Economic and Fiscal Consequences of Immigration (2017), p.p. 217-218. Positif : dans ce cas, l’immigration s’accompagne d’une hausse des salaires autochtones.

***

En bons scientifiques, Duflo et Banerjee s’appuient sur des chiffres. L’un d’eux a frappé mon imagination, le taux de migrants dans la population terrienne : stable depuis des décennies, il se monte à 3-4% . C’est ne pas monter haut. Et Duflo et Banerjee y insistent, il faut s’étonner qu’il y ait si peu de gens sur la Planète pour migrer: plus de 95% des Terriens restent dans le pays où ils sont nés, même s’ils y sont mal. M’inspirant des explications apportées par les deux économistes, j’ai alors imaginé dans quel état d’esprit pouvait être celui qui partait… On ne s’étonnera pas de rencontrer le titre au cours du poème.

***

Certains, parfois, se défont et délivrent par le feu.

ceux qui aveugles
dans les ténèbres qui bouillent fermentent frappent
dans les cuves
dehors leurs crânes sont petites boîtes
mais dedans caves cuves
voûtes où boire à tâtons en se brûlant le gosier

ils ne voient flotter qu’une minuscule goutte
de liqueur lueur
qui si tremblante qu’elle soit
jamais
quelles que soient les envies tentations tentatives
d’étouffement d’écrasement de soufflerie broyage et pulvérisation
jamais
ne s’éteint

lueur liqueur goutte
de minerai en fusion qui jour et nuit
leur brûle la cervelle l’estomac leur taraude
l’âme l’intoxique telle un poison
contre lequel ne trouvent aucun antidote

rien contre cet acide qui frotte gratte lime râpe
ces informes et inconsistantes visions
que tout le monde quand regarde là-bas voit
devant ses yeux tomber
tel à la fenêtre un rideau de pluie sans fin
qui du paysage ne laisse paraître
que des formes fondues des couleurs brouillées
ces vides d’où émergent des silhouettes
incolores avortées dans lesquelles ne réussit
à rien reconnaître sur quoi s’appuyer pour si peu que ce soit
vivre

rien contre ce filet de feu qui colle poisse
mord ronge creuse évide toutes ces leçons ces hypothèses
ces raisonnements
que tout le monde échafaude et dresse comme monceaux
« peut-être bien que là-bas ne réussirai pas
mieux qu’ici où certes ma vie ne me suffit pas
du tout
mais je sais comment faire tandis que là-bas
alors pourquoi risquer le peu que je réussis à gagner
même si cela ne suffit pas
du tout
parce que moi qui ne réussis pas
ici comment croire que réussirai là-bas ?»

cette liqueur lueur les fait voir eux autrement
leur inoculant visions si ardentes et obscures
qu’ils n’y voient rien
comme à des prophètes qui rêvant se réveillent
sans plus rien se rappeler sauf que des visions les ont visités
et découvrent peu à peu qu’une lumière
exsudée par leurs muscles elle ressemble
à ce confus éclat qui sur l’horizon
ouvre ses paupières avant que le soleil ne se lève

se diffuse à travers leur peau et partout désormais les accompagne
et magnétique tient leurs pas comme en …

Comme on se suicide

Tel est celui-là :
chez lui il brûle sur un bûcher
comme d’autres tant qu’ils sont en vie

pour se défaire de cela ils partent

***

9 Commentaires

  • Ariane Beth dit :

    Cette forme poétique inattendue réussit ce qu’elle se propose je trouve : joindre la précision pédagogique et l’émotion. J’imagine le travail pour arriver à ces textes aussi beaux qu’utiles et bons. J’attends la suite sur les autres thèmes, peut être les questions bancaires, ou l’économie mafieuse des réseaux de passeurs-employeurs ?

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Merci Ariane pour ce commentaire. Il me paraît essentiel de s’intéresser à l’économie pour vivre dans le réel et non dans la légende, et j’écris de la poésie (si c’en est bien) pour vivre dans le réel (et non dans la légende). Mais en ce moment, je travaille sur la transmission entre les générations, et aussi sur les violences faites aux femmes. A peu près des poèmes.

  • Laure-Anne F-B dit :

    Cher PHS, j’ai, pour être honnête, toujours du mal avec la littérature didactique. Je sais que nous ne nous rejoignons pas là-dessus, car j’ai tendance à penser qu’elle ne prêche et n’atteint que les convaincus et ceux qui pensent qu’ils savent. Personnellement ce sont les argumentaires qui me convainquent, les chiffres qui ne sortent pas de nulle part et sont expliqués. Je peux me tromper.
    Ou des récits obliques qui me donnent plus de liberté pour penser et questionner moi-même. C’est la raison pour laquelle je trouve très réussie à mon goût la seconde partie, (ou le second à peu près poème), qui ne part pas du même endroit et laisse sa place de création et d’imagination, et même de représentation, donc de réflexion et d’extrapolation humaine sur le réel, au lecteur.
    Par ailleurs, pour rebondir sur ta réponse au commentaire précédent, l’économie est une prise sur le réel parmi d’autres, et très ambitieuse, car elle embrasse beaucoup, et personnellement, j’utilise ma très limitée énergie pour étreindre le peu que je peux ailleurs. L’économie n’est pas un accès au réel plus digne ou désirable que la biologie ou l’histoire, qui ont tout autant lieu d’influencer nos bulletins de vote. Tu me pardonneras donc, j’espère, de ne pas partager ton enthousiasme à son sujet, même si j’admire l’énergie que tu mets à en promouvoir l’approche, et le ciselage méticuleux et implacable qui en est le résultat.
    Cum amicitia, ut semper…

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Chère amie,

      J’ai tenté une nouvelle forme de note de lecture, qui ne vaut sans doute pas grand-chose, mais que j’ai pris plaisir à faire.
      Quant à l’économie, ou plus précisément à la théorie des marchés, je voulais me montrer plutôt polémique et satirique que didactique.
      Pour les chiffres et une analyse et argumentation développées, il faut bien sûr lire le livre de Duflo et Banerjee, Économie utile pour des Temps difficiles, beau parce que soucieux de l’humain.

  • Ariane Beth dit :

    Voilà un débat qui m’intéresse bien, chers amis. Pour ma part plutôt que didactique je dirais politique. Ce genre de poésie peut éveiller autant d’échos, il me semble, que d’autres plus autocentrées. Car il présente l’intérêt de tenter d’établir le lien émotionnel entre l’intime et le commun (à cet égard d’accord avec toi, Laure Anne, le second poème accroche davantage). Lien qui est le ressort-même du (bien) faire société. Ensuite à chacun de voir ce qu’il en fait. Dans mon cas pas grand chose je l’avoue (en tout cas de concret).
    Après, je me demande s’il n’y a pas là surtout affaire de goût , comme préférer la lecture d’essais à celle de romans (j’avoue, encore) …

  • Michèle Monte dit :

    Personnellement, je trouve que les 2 parties fonctionnent bien ensemble : la première produit un effet de mécanique évidente, ce qui est nécessaire pour comprendre comment les raisonnements simples font mouche même s’ils sont faux, mais peut-être faudrait-il que la mise en question finale vienne plutôt enrayer la mécanique peu à peu pour que elle puisse aussi faire son travail chez le lecteur ? la deuxième est plus centrée sur le vécu individuel, bien sûr, mais il me semble qu’on a besoin des deux.

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      L’enraiement progressif est une suggestion intéressante. J’y réfléchirai.

      Dans la seconde partie, je m’efforce de faire percevoir l’état d’esprit de celui qui émigre, un peu à la manière d’un acteur qui joue un rôle de composition en essayant d’être ce qu’il juge le plus juste et convaincant possible.

  • Mordre
    Sur l’horizon d’un texte
    Qui agite le fétiche
    D’un croquemitaine
    « Affublé d’un masque de science »

    Je sais bien toute la cruauté
    De cette science dévoyée
    Mais quand même
    Je me souviens je ne sais pourquoi
    de la marionnette porte-bonheur
    de Pierre Reverdy

    Fétiche
    « Petite poupée, marionnette porte-bonheur, elle se débat à ma fenêtre, au gré du vent. La pluie a mouillé sa robe, sa figure et ses mains qui déteignent. Elle a même perdu une jambe. Mais sa bague reste, et, avec elle, son pouvoir. L’hiver elle frappe à la vitre de son petit pied chaussé de bleu et danse, danse de joie, de froid pour réchauffer son cœur, son cœur de bois porte-bonheur. La nuit, elle lève ses bras suppliants vers les étoiles. »

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Il est en effet à souhaiter, Jean-Jacques, que la science économique soit une marionnette porte-bonheur. 🙂

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