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L’hôtel.

Sur la terrasse le panorama était tel que je l’avais décrit. Le soleil dérivait vers les arbres du Janicule, au loin.

Vous oseriez à nouveau me le dépeindre les yeux fermés ?

Nous étions accoudés à la balustrade de métal. J’ai fermé les yeux, j’ai entendu murmurer ma voix lointaine :

Oui, j’oserais… Et vous ?

Moi aussi…

Votre main s’est posée sur la mienne. Chaude, elle ne pesait pas. Je n’ai pas ouvert les yeux. Je n’ai pas décrit le panorama de Rome. Je me suis tue. Il n’y avait plus au monde que votre main sur la mienne. Rien ne pouvait se produire hors cette grâce de l’instant. Vous gardiez le silence. J’ignore si vous aviez fermé les yeux ; je pense que oui. Derrière l’écran de mes paupières baissées je voyais Rome, et je crois que vous aussi vous la voyiez : la Ville Éternelle.

Lorsque j’ai rouvert les yeux, la colline venait d’avaler le soleil. Ne demeurait plus que vous et moi, et je vous souriais. Il faisait très chaud, encore. Les escaliers. Sur la droite s’ouvrait la porte de ma chambre ; sur la gauche celle de la vôtre. Nous sommes entrés dans la mienne.

Il y faisait bon.

Par les volets fermés s’insinuait une lumière dorée, chargée de mélancolie, qui épurait l’agonie du jour, qui tamisait les bruits de la ville et de la vie dans la rue, en bas. Le lit était défait : je m’y étais allongée, en fin de matinée, pour me reposer de ma fuite en Égypte ‒ c’était à ce moment que je vous avais entendu tourner la clef dans la serrure de votre porte, juste en face.

Votre bouche contre la mienne. Vos yeux si près des miens. Votre corps si près du mien, contre le mien, votre corps dans le mien.

Je sens… je sens encore vos mains qui me parcourent et m’explorent, ces monts et ces vaux inconnus de vous, ces pays intimes… Elles me touchent ou m’effleurent, elles me façonnent dans leur ténuité, leur fermeté, celles du désir fou qui nous happe et nous brûle. Je vois encore vos yeux affamés de moi, comme j’entends ce son à peine audible, le frottement du bout de vos doigts sur ma peau, comme j’entends vos mots murmurés dans le creux de mon oreille, vos mots et votre souffle modulant mes soupirs et mes plaintes, des mots d’amour, des mots de passion et de fureur, des mots d’ivresse. Ah !… Je vous aime !

Voilà. J’entends à présent le silence, je suis seule, il n’y a plus rien. Seule au cœur de mon silence. Dans cette nuit où je me débats, si loin de cette autre nuit où vous avez dormi à mes côtés, et que je n’ai pas oubliée.

Les cloches de Rome ont sonné à toute volée. Elles fêtaient la Nativité de la Bienheureuse Vierge Marie et m’ont réveillée. À croire que vous n’attendiez que cela, que les cloches sonnent, que j’ouvre les yeux, quand déjà aviez délaissé les rivages du sommeil. Vous vous êtes penché sur moi pour me dire :

Il faut que je vous quitte.

Je vous ai répondu, balbutiante encore de sommeil et d’effroi :

Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Parce que Rome m’attend.

Le dos, la paume de votre main caressaient ma joue.

Moi aussi, Rome m’attend !

Certes, mais ce n’est pas la même Rome. Ni le même temps.

Vos yeux brillaient. J’y lisais une tristesse sans borne et une joie sans nom. Alors, pourquoi me quitter ?

Vous êtes parti pourtant, et je me suis retrouvée plus seule que jamais. Bien après, je suis descendue à la réception de l’hôtel. L’employé, derrière le comptoir m’a accueillie en m’annonçant que nous avions une belle matinée, et qu’enfin un zeste de fraîcheur était descendu sur la ville. Que du bonheur ! s’est-il esclaffé. Il avait des lunettes à monture d’écaille et se tenait un peu voûté.

J’ai demandé à vous voir, mais je ne connaissais ni votre nom, ni votre prénom. J’ai donné le numéro de votre chambre, la porte, en face de la mienne.

Il est arrivé hier, peu avant midi, le bruit de la clef dans la serrure…

Le réceptionniste m’a considérée, étonné, et m’a dit :

Mais madame, cette chambre est inoccupée depuis des semaines…

D’un air grave il a ajouté :

D’ailleurs, c’est un peu notre chambre maudite depuis qu’il y a des années de cela, un homme s’y est donné la mort. Aussi, nous ne la réservons qu’en dernier recours, lorsque l’hôtel est complet…

Et il est complet ?

Loin s’en faut ! Il nous reste une huitaine de chambres libres : vous pensez, avec cette chaleur…

Alors je vous ai décrit, minutieusement. Je vous connaissais par cœur. Par cœur, oui. Le réceptionniste a cherché, fouillé dans sa mémoire, il ne voyait pas, non, décidément, ce personnage que vous me décrivez, madame, ne m’évoque rien. J’ai commencé à décrire la terrasse, aussi ; il m’a interrompue :

Madame, l’hôtel ne dispose pas de terrasse.

Devant ma mine effondrée, il s’est montré désolé.

Cela ne changeait rien : vous étiez parti. Je suis remontée dans ma chambre, pleine de vous encore : votre odeur, votre voix, vos caresses, vos souvenirs. La circulation dans les rues, la lumière intense de Rome et les chaleurs de fin d’été, les volets clos. Caravage. Ma chambre vous attendait. Non, en vérité, c’était moi qui vous attendais.

Je vous ai attendu. Des jours d’abord, ensuite des mois, des années. Pour moi, des siècles. Je savais que vous reviendriez. Je le savais, c’est pourquoi je vous ai attendu. Partout. Je ne voulais pas rester seule. Je vous ai attendu chez moi, dans des villes dont j’ai oublié le nom, je vous ai attendu à Rome, et puis dans des hôtels, des gares, sur des plages, à des terrasses de café. Partout il faisait froid. Je vous ai attendu Galerie Doria-Pamphilj, et Caravage me dévisageait, je vous ai attendu dans des salles de théâtre, de cinéma, d’exposition. Toujours je vous attends. Parce que je le sais : vous allez revenir. Vous n’allez pas me laisser seule ainsi, n’est-ce pas ? Seule, loin de vous… Vous allez surgir d’un instant à l’autre, comme si de rien n’était, vous ouvrirez grand vos bras et je m’y jetterai et vous les refermerez, me serrerez contre vous, nous parlerons de Caravage, de Rome, nous parlerons d’amour, il fera bon contre vous, il fera chaud de nouveau… N’est-ce pas ? Vous n’allez tout de même pas me laisser seule… pas comme ça…

Vous reviendrez, hein ?

 

 

© Maheut Bolard-Veyretout

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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